Il était une fois un roi et une
reine qui n'avaient qu'un fils qu'ils aimaient passionnément, bien qu'il fût très mal fait. Il était aussi gros que le
plus gros homme, et aussi petit que le
plus petit nain. Mais ce n'était rien de la laideur de son visage et de la difformité de son corps en
comparaison de la malice de son esprit :
c'était une bête opiniâtre qui désolait tout le monde.
Dès sa plus grande enfance le roi le
remarqua bien, mais la reine en était folle ; elle contribuait encore à le
gâter par des complaisances outrées, qui lui faisaient connaître le pouvoir
qu'il avait sur elle ; et pour faire sa
cour à cette princesse, il fallait lui dire que son fils était beau et
spirituel. Elle voulut lui donner un nom qui inspirât du respect et de la crainte.
Après avoir longtemps cherché, elle l'appela Furibon.
Quand il fut en âge d'avoir un
gouverneur, le roi choisit un prince qui avait d'anciens droits sur la
couronne, qu'il aurait soutenus en homme de courage, si ses affaires avaient
été en meilleur état ; mais il y avait
longtemps qu'il n'y pensait plus : toute son application était à bien élever
son fils unique.
Il n'a jamais été un plus beau
naturel, un esprit plus vif et plus
pénétrant, plus docile et plus soumis ; tout ce qu'il disait avait un tour heureux et une grâce particulière : sa
personne était toute parfaite.
Le roi ayant choisi ce grand
seigneur pour conduire la jeunesse de
Furibon, il lui commanda d'être bien obéissant; mais c'était un indocile
que l'on fouettait cent fois sans le corriger de rien. Le fils de son
gouverneur s'appelait Léandre : tout le monde l'aimait. Les dames le voyaient très favorablement, mais il
ne s'attachait à pas un : elles l'appelaient le bel indifférent. Elles lui
faisaient la guerre sans le faire changer de manière : il ne quittait presque
point Furibon ; cette compagnie ne
servait qu'à le faire trouver plus hideux. Il ne s'approchait des dames que pour leur dire des
duretés : tantôt elles étaient mal habillées, une autre fois elles avaient
l'air provincial il les accusait devant
tout le monde d'être fardées.
Il ne voulait savoir leurs intrigues
que pour en parler à la reine, qui les grondait, et pour les punir, elle les
faisait jeûner. Tout cela était cause que l'on haïssait mortellement Furibon ;
il le voyait bien, et s'en prenait
presque toujours au jeune Léandre. " Vous êtes fort heureux,
lui disait-il en le regardant de travers
: les dames vous louent et vous
applaudissent, elles ne sont pas de même pour moi. - Seigneur, répliquait-il modestement, le respect
qu'elles ont pour vous les empêche de se familiariser. - Elle font fort bien,
disait-il, car je les battrais comme plâtre pour leur apprendre leur devoir.
Un jour qu'il était arrivé des
ambassadeurs de bien loin, le prince,
accompagné de Léandre, resta dans une galerie pour les voir passer. Dès
que les ambassadeurs aperçurent Léandre, ils s'avancèrent, et vinrent lui faire
de profondes révérences, témoignant par des signes leur admiration ; puis, regardant Furibon,
ils crurent que c'était son nain ; ils
le prirent par le bras, le firent tourner et retourner en dépit qu'il en eût.
Léandre était au désespoir ; il se
tuait de leur dire que c'était le fils du roi, ils ne l'entendaient point ; par
malheur l'interprète était allé les attendre chez le roi. Léandre, connaissant
qu'ils ne comprenaient rien à ses
signes, s'humiliait encore davantage auprès de Furibon ; et les ambassadeurs,
aussi bien que ceux de leur suite,
croyant que c'était un jeu, riaient à s'en trouver mal, et voulaient lui
donner des croquignoles et des nasardes à la mode de leur pays. Ce prince, désespéré, tira sa petite épée, qui
n'était pas plus longue qu'un éventail ; il aurait fait quelque violence, sans
le roi qui venait au-devant des ambassadeurs, et qui demeura bien surpris
de cet emportement. Il leur en demanda
excuse, car il savait leur langue ; ils lui répliquèrent que cela ne tirait
point à conséquence, qu'ils avaient bien vu que cet affreux petit nain était de
mauvaise humeur. Le roi fut affligé que
la méchante mine de son fils et ses extravagances le fissent méconnaître.
Quand Furibon ne les vit plus, il
prit Léandre par les cheveux, il lui en arracha deux ou trois poignées : il
l'aurait étranglé s'il avait pu ; il lui
défendit de paraître jamais devant lui. Le père de Léandre, offensé du procédé
de Furibon, envoya son fils dans un château qu'il avait à la campagne. Il ne
s'y trouva point désœuvré, il aimait la
chasse, la pêche et la promenade, il savait peindre, il lisait beaucoup, et jouait de plusieurs
instruments. Il s'estima heureux de n'être plus obligé de faire la cour à son
fantasque prince, et, malgré la
solitude, il ne s'ennuyait pas un moment.
Un jour qu'il s'était promené
longtemps dans ses jardins, comme la
chaleur augmentait, il entra dans un petit bois dont les arbres étaient
si hauts et si touffus qu'il se trouva agréablement à l'ombre. Il commençait à jouer de la flûte pour se
divertir, lorsqu'il sentit quelque chose qui faisait plusieurs tours à sa jambe
et qui la serrait très fort. Il regarda
ce que ce pouvait être, et fut bien surpris de voir une grosse couleuvre ; il
prit son mouchoir, et l'attrapant par la
tête, il allait la tuer ; mais elle entortilla encore le reste de
son corps autour de son bras, et, le
regardant fixement, elle semblait lui demander grâce. Un de ses jardiniers
arriva là-dessus il n'eut pas plus tôt aperçu la couleuvre qu'il cria à son
maître
" Seigneur, tenez-la bien, il y
a une heure que je la poursuis pour la
tuer ; c'est la plus fine bête qui soit au monde, elle désole nos
parterres. " Léandre jeta encore les yeux sur la couleuvre, qui était tachetée de mille couleurs
extraordinaires, et qui, le regardant
toujours, ne remuait point pour se défendre. " Puisque tu voulais
la tuer, dit-il à son jardinier, et qu'elle est venue se réfugier auprès de
moi, je te défends de lui faire aucun mal, je veux la nourrir ; et quand elle
aura quitté sa belle peau, je la laisserai aller.
" Il retourna chez lui, il la
mit dans une grande chambre dont il garda la clef ; il lui fit apporter du son,
du lait, des fleurs et des herbes pour la nourrir et pour la réjouir : voilà
une couleuvre fort heureuse ! Il allait quelquefois la voir ; dès qu'elle
l'apercevait, elle venait au-devant de lui, rampant et faisant toutes les
petites mines et les airs gracieux dont une couleuvre est capable. Ce prince en
était surpris ; mais cependant il n'y faisait pas une grande attention.
Toutes les dames de la cour étaient
affligées de son absence ; on ne parlait
que de lui, on désirait son retour. "Hélas ! disaient-elles, il n'y a plus
de plaisirs à la cour depuis que Léandre
en est parti ; le méchant Furibon en est cause. Faut-il qu'il lui
veuille du mal d'être plus aimable et plus aimé que lui ? Faut-il qui pour lui plaire il se défigure la taille et
le visage ? Faut-il que pour lui ressembler il se disloque les os, qu'il se
fende la bouche jusqu'aux oreilles, qu'il s'apetisse les yeux, qu'il s'arrache
le nez ? Voilà un petit magot bien injuste ! Il n'aura jamais de joie en sa
vie, car il ne trouvera personne qui ne soit plus beau que lui. "
Quelque méchants que soient les
princes, ils ont toujours des flatteurs,
et même les méchants en ont plus que les autres. Furibon avait les siens : son pouvoir sur l'esprit de
la reine le faisait craindre. On lui
conta ce que les dames disaient ; il se mit dans une colère qui allait jusqu'à la fureur. Il
entra ainsi dans la chambre de la reine, et lui dit qu'il allait se tuer à ses
yeux, si elle ne trouvait le moyen de
faire périr Léandre. La reine, qui le haïssait parce qu'il était plus beau que
son singe de fils, répliqua qu'il y
avait longtemps qu'elle le regardait comme un traître, qu'elle donnerait
volontiers les mains à sa mort ; qu'il fallait qu'il allât avec ses plus
confidents à la chasse, que Léandre y viendrait, et qu'on lui apprendrait bien
à se faire aimer de tout le monde.
Furibon fut donc à la chasse ; quand
Léandre entendit des chiens et des cors
dans ses bois, il monta à cheval et vint voir qui c'était. Il demeura fort
surpris de la rencontre inopinée du prince ; il mit pied à terre et le salua respectueusement ; il le
reçut mieux qu'il ne l'espérait, et lui dit de le suivre. Aussitôt il se détourna,
faisant signe aux assassins de ne pas manquer leur coup. Il s'éloignait fort
vite, lorsqu'un lion d'une grandeur prodigieuse sortit du fond de sa caverne,
et se lançant sur lui, le jeta par terre. Ceux qui l'accompagnaient prirent la fuite ; Léandre
resta seul à combattre ce furieux animal.
Il fut à lui l'épée la main, il
hasarda d'en être dévoré, et par sa valeur et son adresse il sauva son plus
cruel ennemi. Furibon s'était évanoui de peur ; Léandre le secourut avec des soins merveilleux. Lorsqu'il fut un peu
revenu, il lui présenta son cheval pour monter dessus ; tout autre qu'un ingrat
aurait ressenti jusqu'au fond du cœur
des obligations si vives et si récentes et
n'aurait pas manqué de faire et de dire des merveilles. Point du tout,
il ne regarda pas seulement Léandre, et il ne se servit de son cheval que pour aller chercher les assassins,
auxquels il ordonna de le tuer.
Ils environnèrent Léandre, et il
aurait été infailliblement tué s'il avait eu moins de courage. Il gagna un
arbre, il s'y appuya pour n'être pas attaqué par derrière, il n'épargna aucun
de ses ennemis, et combattit en homme
désespéré. Furibon, le croyant mort, se hâta
de venir pour se donner le plaisir de le voir ; mais il eut un
autre spectacle que celui auquel il
s'attendait, tous ces scélérats rendaient les derniers soupirs. Quand Léandre
le vit, il s'avança et lui dit :
"Seigneur, si c'est par votre ordre que l'on m'assassine, je suis fâché de m'être défendu. - Vous êtes
un insolent, répliqua le prince en
colère ; si jamais vous paraissez devant moi, je vous
ferai mourir. »
Léandre ne lui répliqua rien ; il se
retira fort triste chez lui, et passa la nuit à songer à ce qu'il devait faire,
car il n'y avait pas d'apparence de tenir tête au fils du roi. Il résolut de
voyager par le monde mais, étant près de partir, il se souvint de la couleuvre
; il prit du lait et des fruits qu'il lui porta. En ouvrant la porte, il
aperçut une lueur extraordinaire qui brillait dans un des coins de la chambre ;
il y jeta les yeux, et fut surpris de la présence d'une dame dont l'air noble
et majestueux ne laissait pas douter de la grandeur de sa naissance ; son habit
était de satin amarante, brodé de diamants et de perles. Elle s’avança vers lui
d'un air gracieux et lui dit :
" Jeune prince, ne cherchez
point ici la couleuvre que vous y avez apportée, elle n'y est plus ; vous me
trouvez à sa place pour vous payer ce qu'elle vous doit ; mais il faut vous
parler plus intelligiblement. Sachez que je suis la fée Gentille, fameuse à
cause des tours de gaieté et de souplesse que je sais faire ; nous vivons cent ans sans vieillir, sans maladies, sans
chagrins et sans peines ; ce terme
expiré, nous devenons couleuvres pendant huit jours : c'est ce temps seul qui
nous est fatal, car alors nous ne pouvons plus prévoir ni empêcher nos malheurs, et si l'on nous
tue, nous ne ressuscitons plus : ces
huit jours expirés, nous reprenons notre forme ordinaire, avec notre beauté, notre pouvoir et nos
trésors. Vous savez à présent, seigneur, les obligations que je vous ai, il est
bien juste que je m'en acquitte ; pensez
à quoi je peux vous être utile, et comptez sur moi.
" Le jeune prince, qui n'avait
point eu jusque-là de commerce avec les fées, demeura si surpris qu'il fut
longtemps sans pouvoir parler. Mais, lui faisant une profonde révérence :
" Madame, dit-il, après l'honneur que j'ai eu de vous servir, il me semble
que je n'ai rien à souhaiter de la fortune. - J'aurais bien du chagrin,
répliqua-t-elle, que vous ne me missiez pas en état de vous être utile. Considérez
que je peux vous faire un grand roi,
prolonger votre vie, vous rendre plus aimable, vous donner des mines de
diamants et des maisons pleines d'or ;
je peux vous rendre excellent orateur, poète, musicien et peintre ; je
peux vous faire aimer des dames, augmenter votre esprit; je peux vous faire
lutin aérien, aquatique et terrestre. " Léandre
l'interrompit en cet endroit.
"Permettez-moi, madame, de vous demander, lui dit-il, à quoi me servirait
d'être lutin.
- A mille choses utiles et agréables,
repartit la fée. Vous êtes invisible quand il vous plaît ; vous traversez en un
instant le vaste espace de l'univers ;
vous vous élevez sans avoir des ailes ; vous allez au fond de la terre sans être mort ; vous pénétrez
les abîmes de la mer sans vous noyer ; vous entrez partout, quoique les
fenêtres et les portes soient fermées ; et, dès que vous le jugez à propos,
vous vous laissez voir sous votre forme
naturelle.
- Ah ! madame, s’écria-t-il, je
choisis d'être lutin ; je suis sur le point de voyager, j'imagine des plaisirs infinis dans ce personnage, et
je le préfère à toutes les autres choses que vous m'avez si généreusement
offertes. - Soyez lutin, répliqua
Gentille en lui passant trois fois la main sur les yeux et sur le visage ;
soyez lutin aimé, soyez lutin aimable, soyez lutin lutinant. " Ensuite elle l'embrassa et
lui donna un petit chapeau rouge, garni de deux plumes de perroquet.
"Quand vous l'ôterez, on vous
verra. "
Léandre, ravi, enfonça le petit
chapeau rouge sur sa tête, et souhaita
d'aller dans la forêt cueillir des roses sauvages qu'il y avait remarquées. En même temps son corps
devint aussi léger que sa pensée ; il se
transporta dans la forêt, passant par la fenêtre et voltigeant comme un oiseau
; il ne laissa pas de sentir de la craint
lorsqu'il se vit si élevé, et qu'il traversait la rivière ; il
appréhendait de tomber dedans et que le pouvoir de la fée n'eût pas celui de le garantir. Mais il se trouva
heureusement au pied du rosier ; il prit trois roses, et revint sur-le-champ
dans la chambre où la fée était encore :
il les lui présenta, étant ravi que son petit coup d'essai eût si bien réussi. Elle lui dit de
garder ces roses ; qu'il y en avait une qui lui fournirait tout l'argent dont
il aurait besoin ; qu'en mettant l'autre sur la gorge de sa maîtresse, il
connaîtrait si elle était fidèle, et que
la dernière l'empêcherait d'être malade.
Puis, sans attendre des remerciements, elle lui souhaita un heureux voyage et disparut.
Il se réjouit infiniment du beau don
qu'il venait d'obtenir.
" Aurais-je pu penser, disait-il que, pour
avoir sauvé une pauvre couleuvre des
mains de mon jardinier, il m'en serait revenu des avantages si rares et si grands? 0 que je
vais me réjouir ! que je passerai
d'agréables moments ! que je saurai de choses ! Me voilà invisible ; je serai
informé des aventures les plus secrètes. " Il songea aussi qu'il se ferait
un ragoût sensible de prendre quelque vengeance de Furibon. Il mit promptement
ordre à ses affaires, et monta sur le
plus beau cheval de son écurie, appelé Gris-de-lin, suivi de quelques-uns de
ses domestiques vêtus de sa livrée, pour que le bruit de son retour fût plus
tôt répandu.
Il faut savoir que Furibon, qui
était un grand menteur, avait dit que
sans son courage Léandre l'aurait assassiné à la chasse ; qu'il avait tué tous ses gens, et qu'il voulait qu'on en
fît justice. Le roi, importuné par la
reine, donna ordre qu'on allât l'arrêter de sorte que, lorsqu'il vint d'un air si résolu,
Furibon en fut averti. Il était trop timide pour l'aller chercher lui-même ; il
courut dans la chambre de sa mère, et lui dit que Léandre venait d'arriver,
qu'il la priait qu'on l'arrêtât. La reine, diligente pour tout ce que pouvait
désirer son magot de fils, ne manqua pas d'aller trouver le roi, et le prince, impatient de savoir ce qui serait
résolu, la suivit sans dire mot. Il
s'arrêta à la porte, il en approcha l'oreille, et releva ses cheveux pour mieux entendre. Léandre entra
dans la grande salle du palais avec le
petit chapeau rouge sur sa tête : le voilà devenu invisible. Dès qu'il aperçut
Furibon qui écoutait, il prit un clou
avec un marteau, il y attacha rudement son oreille.
Furibon se désespère, enrage, frappe
comme un fou à la porte, poussant de hauts cris. La reine, à cette voix, courut
l'ouvrir ; elle acheva d'emporter
l'oreille de son fils ; il saignait comme si on l'eût égorgé, et faisait une
laide grimace. La reine inconsolable le met sur
ses genoux, porte la main à son oreille, la baise et l'accommode.
Lutin se saisit d'une poignée de verges
dont on fouettait les petits chiens du roi, et commença d'en donner plusieurs
coups sur les mains de la reine et sur
le museau de son fils : elle s'écrie qu'on l'assassine, qu'on l'assomme. Le roi
regarde, le monde accourt, l'on n'aperçoit personne ; l'on dit tout bas que la
reine est folle, et que cela ne lui
vient que de douleur de voir l'oreille de Furibon arrachée. Le roi est
le premier à le croire, il l'évite quand elle veut l'approcher : cette scène était
fort plaisante. Enfin le bon Lutin donne encore mille coups à Furibon, puis il
sort de la chambre, passe dans le jardin, et se rend visible. Il va hardiment
cueillir les cerises, les abricots, les fraises et les fleurs du parterre de la
reine : c'était elle seule qui les arrosait, il y allait de la vie d'y toucher.
Les jardiniers, bien surpris, vinrent
dire à leurs majestés que le prince Léandre dépouillait les arbres de fruits et
le jardin de fleurs.
" Quelle insolence ! s'écria la
reine. Mon petit Furibon ! mon cher poupard, oublie pour un moment ton mal
d'oreille, et cours vers ce scélérat ;
prends nos gardes, nos mousquetaires, nos gendarmes, nos courtisans
; mets-toi à leur tête, attrape-le et
fais-en une capilotade. "
Furibon, animé par sa mère et suivi
de mille hommes bien armés, entre dans
le jardin, et voit Léandre sous un arbre qui lui jette une pierre dont il lui casse le bras, et plus de cent
oranges au reste de sa troupe. On voulut courir vers Léandre, mais en même
temps on ne le vit plus. Il se glissa
derrière Furibon qui était déjà bien mal il lui passa une corde dans les
jambes, le voilà tombé sur le nez on le relève et on le porte dans son lit bien
malade.
Léandre, satisfait de cette
vengeance, retourna où ses gens l'attendaient
; il leur donna de l'argent et les renvoya dans son château, ne voulant mener
personne avec lui qui pût connaître les
secrets du petit chapeau rouge et des roses. Il n'avait point déterminé
où il voulait aller ; il monta sur son beau cheval appelé Gris-de-lin, et le laissa marcher à
l'aventure. Il traversa des bois, des plaines, des coteaux et des vallées sans
compte et sans nombre ; il se reposait
de temps en temps, mangeait et dormait, sans rencontrer rien digne de remarque.
Enfin il arriva dans une forêt, où il s'arrêta
pour se mettre un peu à l'ombre, car il faisait grand chaud.
Au bout d'un moment il entendit
soupirer et sangloter ; il regarda de
tous côtés, il aperçut un homme qui courait, qui s'arrêtait, qui criait, qui se taisait, qui s'arrachait les
cheveux, qui se meurtrissait de coups ;
il ne douta point que ce ne fût quelque malheureux insensé. Il lui parut bien
fait et jeune ; ses habits avaient été magnifiques, mais ils étaient tout déchirés. Le prince,
touché de compassion l'aborda : "
Je vous vois dans un état, lui dit-il, si pitoyable, que je ne peux m'empêcher
de vous en demander le sujet, en vous offrant
mes services. - Ah ! seigneur, répondit ce jeune homme, il n'y a plus de remède à mes maux : c'est aujourd'hui que
ma chère maîtresse va être sacrifiée à un vieux jaloux qui a beaucoup de bien,
mais qui la rendra la plus malheureuse
personne du monde ! –
Elle vous aime donc ? dit Léandre. - Je puis m'en flatter,
répliqua-t-il. - Et dans quel
lieu est-elle ? continua le prince.
- Dans un château au bout de cette
forêt, répondit l'amant. - Hé bien, attendez-moi, dit encore Léandre, je vous en donnerai de bonnes
nouvelles avant qu'il soit peu.
" En même temps il mit le petit
chapeau rouge, et se souhaita dans le
château. Il n'y était pas encore qu'il entendit l'agréable bruit de la symphonie. En arrivant, tout
retentissait de violons et
d'instruments. Il entre dans un grand salon rempli des parents et des
amis du vieillard et de la jeune demoiselle: rien n'était plus aimable
qu'elle ; mais la pâleur de son teint, la
mélancolie qui paraissait sur son visage et les larmes qui lui couvraient les
yeux de temps en temps marquaient assez
sa peine.
Léandre était alors Lutin, il resta dans un
coin pour connaître une partie de ceux qui étaient présents. Il vit le père et
la mère de cette jolie fille, qui la grondaient tout bas de la mauvaise
mine qu'elle faisait ; ensuite ils
retournèrent à leur place. Lutin se mit
derrière la mère, et s'approchant de son oreille, il lui dit:
" Puisque tu contrains ta fille de donner sa
main à ce vieux magot, assure-toi qu'avant huit jours tu en seras punie par ta
mort." Cette femme, effrayée
d'entendre une voix et de n'apercevoir personne, et encore plus de la menace qui lui était
faite, jeta un grand cri et tomba de son
haut. Son mari lui demanda ce qu'elle avait. Elle s'écria qu'elle était morte si le mariage de sa fille
s'achevait ; qu'elle ne le souffrirait
pas pour tous les trésors du monde. Le mari voulut se moquer d'elle, il la
traitait de visionnaire ; mais Lutin s'en approcha et lui dit : " Vieil incrédule , si tu
ne crois ta femme, il t'en coûtera la vie ; romps l'hymen de ta fille et la
donne promptement à celui qu'elle aime. " Ces paroles produisirent un
effet admirable ; on congédia
sur-le-champ le fiancé, on lui dit qu'on ne rompait que par des ordres d'en haut. Il en voulait
douter et chicaner, car il était Normand ; mais Lutin lui fit un si terrible
hou hou dans l'oreille qu'il en pensa devenir sourd ; et pour l'achever, il
lui marcha si fort sur ses pieds
goutteux qu'il les écrasa.
Ainsi on courut chercher l'amant du
bois, qui continuait de se désespérer. Lutin l'attendait avec mille
impatiences, et il n'y avait que sa jeune maîtresse qui pût en avoir davantage.
L'amant et la maîtresse furent sur le point de mourir de joie ; le festin qui
avait été préparé pour les noces du
vieillard servit à celles de ces
heureux amants ; et Lutin, se
délutinant, parut tout d'un coup à la
porte de la salle, comme un étranger qui était attiré par le bruit
de la fête. Dès que le marié l'aperçut,
il courut se jeter à ses pieds, le nommant de tous les noms que sa
reconnaissance pouvait lui fournir. Il
passa deux jours dans ce château, et s'il avait voulu il les aurait ruinés, car
ils lui offrirent tout leur bien ; il ne quitta une si bonne compagnie qu'avec regret.
Il continua son voyage, et se rendit
dans une grande ville où était une reine qui se faisait un plaisir de grossir
sa cour des plus belles personnes de son
royaume. Léandre en arrivant se fit faire le plus grand équipage que l'on eût jamais vu ; mais
aussi il n'avait qu'à secouer sa rose,
et l'argent ne manquait point. Il est aisé de juger qu'étant beau, jeune,
spirituel, et surtout magnifique, la reine et
toutes les princesses le reçurent avec mille témoignages d'estime et de
considération.
Cette cour était des plus galantes ;
n'y point aimer, c'était se donner un ridicule : il voulut suivre la coutume,
et pensa qu'il se ferait un jeu de
l'amour, et qu'en s'en allant il laisserait sa passion comme son train. Il jeta les yeux sur une des
filles d'honneur de la reine, qu'on
appelait la belle Blondine. C'était une personne fort accomplie, mais si froide et si sérieuse
qu'il ne savait pas trop par où s'y prendre pour lui plaire.
Il lui donnait des fêtes enchantées,
le bal et la comédie tous les soirs ; il lui faisait venir des raretés des
quatre parties du monde, tout cela ne pouvait la toucher ; et plus elle lui
paraissait indifférente, plus il
s'obstinait à lui plaire : ce qui l'engageait
davantage, c'est qu'il croyait qu'elle n'avait jamais rien aimé. Pour
être plus certain, il lui prit envie d'éprouver sa rose ; il la mit en badinant
sur la gorge de Blondine : en même temps, de fraîche et d'épanouie qu'elle
était, elle devint sèche et fanée. Il n'en fallut pas davantage pour faire connaître à Léandre
qu'il avait un rival aimé ; il le ressentit vivement, et, pour en être
convaincu par ses yeux, il se souhaita le soir dans la chambre de Blondine.
Il y vit entrer un musicien de la plus méchante mine
qu'il est possible ; il lui hurla trois
ou quatre couplets qu'il avait faits pour elle, dont les paroles et la musique
étaient détestables ; mais elle s'en récréait
comme de la plus belle chose qu'elle eût entendue de sa vie ; il faisait des grimaces de possédé, qu'elle
louait, tant elle était folle de lui ;
et enfin elle permit à ce crasseux de lui baiser la main pour sa peine. Lutin
outré se jeta sur l'impertinent musicien, et le
poussant rudement contre un balcon, il le jeta dans le jardin, où il se
cassa ce qui lui restait de dents.
Si la foudre était tombée sur
Blondine, elle n'aurait pas été plus
surprise ; elle crut que c'était un esprit. Lutin sortit de la
chambre sans se laisser voir, et
sur-le-champ il retourna chez lui, où il
écrivit à Blondine tous les reproches qu'elle méritait. Sans attendre sa réponse il partit, laissant son équipage à
ses écuyers et à se gentilshommes ; il
récompensa le reste de ses gens. Il prit le fidèle Gris-de-lin et monta dessus, bien résolu de
ne plus aimer après un tel tour.
Léandre s'éloigna d'une vitesse
extrême. Il fut longtemps chagrin ; mais sa raison et l'absence le guérirent.
Il se rendit dans une autre ville, où il apprit en arrivant qu'il y avait ce
jour-là une grande cérémonie pour une fille qu'on allait mettre parmi les
vestales, quoiqu'elle n'y voulût point entrer. Le prince en fut touché ; il
semblait que son petit chapeau rouge ne lui devait servir que pour réparer les
torts publics et pour consoler les affligés. Il courut au temple ; la jeune enfant était couronnée de
fleurs, vêtue de blanc, couverte de ses
cheveux ; deux de ses frères la conduisaient par la main, et sa mère la suivait avec une grosse
troupe d'hommes et de femmes ; la plus ancienne des vestales attendait à la
porte du temple.
En même temps Lutin cria à tue-tête
: " Arrêtez, arrêtez, mauvais frères, mère inconsidérée, arrêtez, le ciel
s'oppose à cette injuste cérémonie ! Si vous passez outre, vous serez écrasés
comme des grenouilles. " On regardait de tous côtés sans voir d'où venaient ces terribles menaces. Les
frères dirent que c'était l'amant de
leur sœur qui s'était caché au fond de quelque trou pour faire ainsi l'oracle ; mais Lutin en colère
prit un long bâton et leur en donna cent coups. On voyait hausser et baisser le
bâton sur leurs épaules, comme un marteau dont on aurait frappé l'enclume ; il
n'y avait plus moyen de dire que les coups n'étaient pas réels.
La frayeur saisit les vestales, elles s'enfuirent ;
chacun en fit autant. Lutin resta avec la jeune victime. Il ôta promptement son
petit chapeau, et lui demanda en quoi il
pouvait la servir. Elle lui dit, avec plus de
hardiesse qu'on n'en aurait attendu d'une fille de son âge, qu'il y
avait un cavalier qui ne lui était pas indifférent, mais qu'il lui manquait du
bien ; il leur secoua tant la rose de la fée Gentille qu'il leur laissa dix millions : ils se marièrent
et vécurent très heureux.
La dernière aventure qu'il eut fut
la plus agréable. En entrant dans une
grande forêt, il entendit les cris plaintifs d'une jeune personne : il ne douta
point qu'on ne lui fît quelque violence ; il regarda de tous côtés, et enfin il aperçut quatre hommes
bien armés qui emmenaient une fille qui
paraissait avoir treize ou quatorze ans. Il s'approcha au plus vite et leur
cria : " Que vous a fait cette enfant pour la traiter comme une esclave ?
- Ha ! ha ! mon petit seigneur, dit le plus apparent de la troupe, de quoi vous
mêlez-vous ?
- Je vous ordonne, ajouta Léandre,
de la laisser tout à l'heure.
-
Oui, oui, nous n'y manquerons pas ", s'écrièrent-ils en riant.
Le prince en colère se jette par terre
et met le petit chapeau rouge, car il ne trouvait pas trop nécessaire
d'attaquer lui seul, quatre hommes qui étaient assez forts pour en battre
douze.
Quand il eut son petit chapeau, bien
fin qui l'aurait vu ; les voleurs dirent :
" Il a fui, ce n'est pas la
peine de le chercher ; attrapons
seulement son cheval. " Il y en eut un qui resta avec la jeune fille pour la garder, pendant que les
trois autres coururent après Gris-de-lin
qui leur donnait bien de l'exercice: la petite fille continuait de crier et de
se plaindre. " Hélas ! ma belle
princesse, disait-elle, que j'étais heureuse dans votre palais ! Comment pourrai-je vivre éloignée de vous ?
Si vous saviez ma triste aventure, vous enverriez vos amazones après la pauvre
Abricotine.
" Léandre l'écoutait et sans tarder il
saisit le bras du voleur qui la retenait, et l'attacha contre un arbre, sans
qu'il eût le temps ni la force de se défendre, car il ne voyait pas même celui
qui le liait. Aux cris qu'il fit, il y
eut un de ses camarades qui vint tout essoufflé et lui demanda qui l'avait attaché.
" Je n'en sais rien, dit-il, je
n'ai vu personne. - C'est pour t'excuser, dit l'autre ; mais je sais depuis longtemps que tu n'es
qu'un poltron, je vais te traiter comme tu le mérites.
" Il lui donna une vingtaine de
coups d'étrivière.
Lutin se divertissait fort à le voir crier ;
puis, s'approchant du second voleur, il
lui prit les bras et l'attacha vis-à-vis de son
camarade. Il ne manqua pas alors de lui dire : " Hé bien !
brave homme, qui vient donc de te
garrotter ? N'es-tu pas un grand poltron de l'avoir souffert ? " L'autre
ne disait mot, et baissait la tête de
honte, ne pouvant imaginer par quel moyen il avait été attaché sans
avoir vu personne.
Cependant Abricotine profita de ce
moment pour fuir, sans savoir même où elle allait. Léandre, ne la voyant plus,
appela trois fois Gris-de-lin, qui, se sentant pressé d'aller trouver son
maître, se défit en deux coups de pieds des deux voleurs qui l'avaient
poursuivi ; il cassa la tête de l'un, et
trois côtes de l'autre. Il n'était plus
question que de rejoindre Abricotine, car elle avait paru fort jolie
à Lutin ; il souhaita d'être où était
cette jeune fille. En même temps il y
fut ; il la trouva si lasse, si lasse, qu'elle s'appuyait contre les arbres, ne pouvant se soutenir.
Lorsqu'elle aperçut Gris-de-lin, qui
venait si gaillardement, elle s'écria : " Bon, bon, voici un joli cheval
qui reportera Abricotine au palais des plaisirs.
" Lutin l'entendait bien, mais
elle ne le voyait pas. Il s'approche, Gris-de-lin s'arrête, elle se jette
dessus ; Lutin la serre entre ses bras, et la met doucement devant lui. 0
qu'Abricotine eut de peur de sentir quelqu'un et de ne voir personne ! Elle
n'osait remuer, elle fermait les yeux de crainte d'apercevoir un esprit ; elle
ne disait pas
un pauvre petit mot. Le prince, qui avait
toujours dans ses poches les meilleures
dragées du monde, lui en voulut mettre dans la bouche, mais elle serrait les
dents et les lèvres.
Enfin il ôta son petit chapeau, et
lui dit : " Comment, Abricotine, vous êtes bien timide de me craindre si
fort : c'est moi qui vous ai tirée de la main des voleurs. " Elle ouvrit
les yeux et le reconnut.
" Ah ! seigneur, dit-elle, je
vous dois tout ! Il est vrai que j'avais grande peur d'être avec un invisible.
- Je ne suis point invisible,
répliqua-t-il, mais apparemment que vous aviez mal aux yeux, et que cela vous
empêchait de me voir. " Abricotine le crut
quoique d'ailleurs elle eût beaucoup d'esprit. Après avoir parlé quelque temps de choses indifférentes,
Léandre la pria de lui apprendre son âge, son pays, et par quel hasard elle
était tombée entre les mains des voleurs. "Je vous ai trop
d'obligation,dit-elle, pour refuser de satisfaire votre curiosité ; mais,
seigneur, je vous supplie de songer
moins à m'écouter qu'à avancer notre voyage.
" Une fée dont le savoir n'a
rien d'égal s'entêta si fort d'un
certain prince, qu'encore qu'elle fût la première fée qui eût eu la
faiblesse d'aimer, elle ne laissa pas de l'épouser en dépit de toutes les
autres, qui lui représentaient sans cesse le tort qu'elle faisait à l'ordre de
féerie : elles ne voulurent plus qu'elle demeurât avec elles, et tout ce qu'elle put faire, ce fut
de se bâtir un grand palais proche de leur royaume. Mais le prince qu'elle
avait épousé se lassa d'elle : il était au désespoir de ce qu'elle devinait
tout ce qu'il faisait. Dès qu'il avait le moindre penchant pour une autre, elle
lui faisait le sabbat, et rendait laide
à faire peur la plus jolie personne du monde.
" Ce prince, se trouvant gêné
par l'excès d'une tendresse si
incommode, partit un beau matin sur des chevaux de poste, et s'en alla bien loin, bien loin, se fourrer dans un
grand trou au fond d'une montagne, afin
qu'elle ne pût le trouver. Cela ne réussit pas ; elle le suivit, et lui dit qu'elle était grosse,
qu'elle le conjurait de revenir à son
palais, qu'elle lui donnerait de l'argent, des chevaux, des chiens, des armes ;
qu'elle ferait faire un manège, un jeu de paume
et un mail pour le divertir. Tout cela ne put le persuader ; il était
naturellement opiniâtre et libertin. Il lui dit cent duretés ; il l'appela vieille fée et loup-garou. " Tu
es bien heureux, lui dit-elle, que je sois plus sage que tu n'es fou : car je
ferais de toi, si je voulais, un chat criant éternellement sur les gouttières,
ou un vilain crapaud barbotant dans la boue, ou une citrouille, ou une chouette
; mais le plus grand mal que je puisse te faire, c'est de t'abandonner à ton
extravagance. Reste dans ton trou, dans ta caverne obscure avec les ours,
appelle les bergères du voisinage ; tu connaîtras avec le temps la différence
qu'il y a entre des gredines et des
paysannes, ou une fée comme moi, qui peut se rendre aussi charmante qu'elle le
veut."
" Elle entra aussitôt dans son
carrosse volant, et s'en alla plus vite
qu'un oiseau. Dès qu'elle fut de retour, elle transporta son palais, elle en chassa les gardes et les
officiers : elle prit des femmes de race
d'amazones ; elle les envoya autour de son île pour y faire une garde exacte,
afin qu'aucun homme n'y pût entrer. Elle nomma ce lieu l'île des Plaisirs
tranquilles ; elle disait toujours qu'on
n'en pouvait avoir de véritables quand on faisait quelque société avec
les hommes : elle éleva sa fille dans cette opinion. Il n'a jamais été une plus belle personne : c'est la
princesse que je sers ; et comme les
plaisirs règnent avec elle, on ne vieillit point dans son palais : telle que vous me voyez, j'ai plus
de deux cents ans. Quand ma maîtresse
fut grande, sa mère la fée lui laissa son île ; elle lui donna des leçons excellentes pour vivre
heureuse : elle retourna dans le royaume
de féerie, et la princesse des Plaisirs tranquilles gouverne son état d'une manière admirable.
" Il ne me souvient pas, depuis
que je suis au monde, d'avoir vu d'autres hommes que les voleurs qui m'avaient
enlevée, et vous, seigneur. Ces gens-là m'ont dit qu'ils étaient envoyés par un
certain laid et malbâti, appelé Furibon,
qui aime ma maîtresse, et n'a jamais vu que son portrait. Ils rôdaient autour
de l'île sans oser y mettre le pied : nos amazones sont trop vigilantes pour
laisser entrer personne mais, comme j'ai soin des oiseaux de la princesse, je
laissai envoler son beau perroquet, et dans la crainte d'être grondée, je sortis imprudemment de l'île pour l'aller chercher ;
ils m'attrapèrent et m'auraient emmenée avec eux sans votre secours.
- Si vous êtes sensible à la
reconnaissance, dit Léandre, ne puis-je pas espérer, belle Abricotine, que vous
me ferez entrer dans l'île des Plaisirs tranquilles, et que je verrai cette
merveilleuse princesse qui ne vieillit
point ? -Ah ! seigneur, lui dit-elle, nous serions perdus, vous et moi, si nous faisions une telle
entreprise ! Il vous doit être aisé de
vous passer d'un bien que vous ne connaissez point ; vous n'avez jamais été dans ce palais,
figurez-vous qu'il n'y en a point.
- Il
n'est pas si facile que vous le pensez, répliqua le prince, d'ôter de sa
mémoire les choses qui s'y placent agréablement ; et je ne conviens pas avec vous que ce soit un moyen
bien sûr pour avoir des plaisirs tranquilles, d'en bannir absolument notre
sexe.
- Seigneur
répondit-elle, il ne m'appartient pas de décider là-dessus ; je vous
avoue même que si tous les hommes vous ressemblaient, je serais bien d'avis que la princesse fît d'autres lois ;
mais puisque n'en ayant jamais vu que
cinq, j'en ai trouvé quatre si méchants, je conclus que le nombre des mauvais
est supérieur à celui des bons, et qu'il vaut
mieux les bannir tous.
En parlant ainsi ils arrivèrent au
bord d'une grosse rivière. Abricotine
sauta légèrement à terre. " Adieu, seigneur, dit-elle au prince en lui faisant une profonde
révérence ; je vous souhaite tant de bonheur que toute la terre soit pour vous
l'île des Plaisirs : retirez-vous promptement, crainte que nos amazones ne vous
aperçoivent.
-Et moi, dit-il, belle Abricotine,
je vous souhaite un cœur sensible, afin
d'avoir quelquefois part dans votre souvenir. En même temps il s'éloigna et fut dans le
plus épais d'un bois qu'il voyait proche
de la rivière ; il ôta la selle et la bride à Gris-de-lin, pour qu'il pût se
promener et paître l'herbe : il mit le petit chapeau rouge, et se souhaita dans
l'île des Plaisirs tranquilles. Son
souhait s'accomplit sur-le-champ, il se trouva dans le lieu du monde le plus
beau et le moins commun.
Le palais était d'or pur ; il s'élevait dessus
des figures de cristal et de pierreries,
qui représentaient le zodiaque et toutes les
merveilles de la nature, les sciences et les arts, les éléments, la mer et les poissons, la terre et les animaux,
les chasses de Diane avec ses nymphes,
les nobles exercices des amazones, les amusements de la vie champêtre, les
troupeaux des bergères et leurs chiens, les soins de la vie rustique, l'agriculture, les moissons,
les jardins, les fleurs, les abeilles ;
et parmi tant de différentes choses, il n'y paraissait ni hommes, ni garçons,
pas un pauvre petit amour. La fée avait été trop en colère contre son léger époux pour faire
grâce à son sexe infidèle.
" Abricotine ne m'a point trompé, dit le
prince en lui-même; l'on a banni de ces
lieux jusqu'à l'idée des hommes: voyons donc s'ils y perdent beaucoup. " Il entra dans le
palais, et rencontrait à chaque pas des
choses si merveilleuses que, lorsqu'il y avait une fois jeté les yeux, il se faisait une violence
extrême pour les en retirer. L'or et les diamants étaient bien moins rares par
leurs qualités que par la manière dont
ils étaient employés. Il voyait de tous côtés
des jeunes personnes d'un air doux, innocent, riantes et belles comme le
beau jour. Il traversa un grand nombre de vastes appartements : les uns étaient
remplis de ces beaux morceaux de la Chine dont l'odeur, jointe à la bizarrerie des couleurs et des figures,
plaisent infiniment ; d'autres étaient de porcelaines si fines que l'on voyait
le jour au travers des murailles qui en étaient faites ; d'autres étaient
de cristal de roche gravé : il y en
avait d'ambre et de corail, de lapis, d'agate, de cornaline et celui de la
princesse était tout entier de grandes glaces de miroirs : car on ne pouvait
trop multiplier un objet si charmant.
Son trône était fait d'une seule
perle creusée en coquille où elle s'asseyait fort commodément ; il était
environné de girandoles garnies de rubis et de diamants, mais c'était moins que
rien auprès de l'incomparable beauté de
la princesse. Son air enfantin avait toutes
les grâces des plus jeunes personnes, avec toutes les manières de celles qui sont déjà formées. Rien n'était
égal à la douceur et à la vivacité de ses yeux : il était impossible de lui
trouver un défaut. Elle souriait
gracieusement à ses filles d'honneur, qui
s'étaient ce jour-là vêtues en nymphes pour la divertir.
Comme elle ne voyait point Abricotine,
elle leur demanda où elle était. Les nymphes répondirent qu'elles l'avaient
cherchée inutilement, qu'elle ne paraissait point. Lutin, mourant d'envie de
causer, prit un petit ton de voix de perroquet (car il y en avait plusieurs
dans la chambre), et dit :
" Charmante princesse,
Abricotine reviendra bientôt ; elle courait grand risque d'être
enlevée, sans un jeune prince qu'elle a
trouvé. " La princesse demeura
surprise de ce que lui disait le perroquet, car il avait répondu très juste.
" Vous êtes bien joli, petit perroquet, lui dit-elle, mais vous avez l'air
de vous tromper, et quand Abricotine sera
venue, elle vous fouettera. -Je ne serai point
fouetté, répondit Lutin, contrefaisant
toujours le perroquet ; elle vous contera l'envie qu'avait cet étranger de pouvoir venir dans
ce palais pour détruire dans votre esprit les fausses idées que vous avez
prises contre son sexe. - En vérité,
perroquet, s'écria la princesse, c'est dommage que vous ne soyez pas tous les
jours aussi aimable, je vous aimerais chèrement. - Ah ! s'il ne faut que causer
pour plaire, répliqua Lutin. je ne
cesserai pas un moment de parler.
- Mais, continua la princesse, ne jureriez-vous pas que perroquet est
sorcier ?
- Il est bien plus amoureux que sorcier ", dit-il. Dans ce
moment Abricotine entra, et vint se
jeter aux pieds de sa belle maîtresse : elle lui apprit son aventure, et lui fit le portrait du prince
avec des couleurs fort vives et fort
avantageuses.
" J'aurais haï tous les hommes,
ajouta-t-elle, si je n'avais pas vu
celui-là.
Ah ! madame, qu'il est charmant !
Son air et toutes ses manières ont
quelque chose de noble et spirituel ; et comme tout ce qu'il dit plaît
infiniment, je crois que j'ai bien fait de ne le pas emmener. " La princesse
ne répliqua rien là-dessus, mais elle
continua de questionner Abricotine sur le prince: si elle ne savait point son nom, son pays, sa naissance, d'où
il venait, où il allait ; et ensuite
elle tomba dans une profonde rêverie.
Lutin examinait tout, et continuant
de parler comme il avait commencé :
" Abricotine est une ingrate,
madame, dit-il ; ce pauvre étranger
mourra de chagrin s'il ne vous voit pas.
- Hé bien, perroquet, qu'il en
meure, répondit la princesse en soupirant ; et puisque tu te mêles de raisonner
en personne d'esprit, et non pas en petit oiseau, je te défends de me parler
jamais de cet inconnu.
" Léandre était ravi de voir
que le récit d'Abricotine et celui du
perroquet avaient fait tant d'impression sur la princesse ; il la regardait
avec un plaisir qui lui fit oublier ses serments de n'aimer de sa vie : il n'y avait aussi aucune
comparaison à faire entre elle et la coquette Blondine.
" Est-ce possible, disait-il en lui-même,
que ce chef-d’œuvre de la nature, que ce
miracle de nos jours demeure éternellement dans une île, sans qu'aucun mortel
ose en approcher ! Mais, continuait-il,
de quoi m'importe que tous les autres en soient bannis, puisque j'ai le bonheur
d'y être, que je la vois, que je
l'entends, que je l'admire, et que je l'aime déjà éperdument !"
Il était tard, la princesse passa
dans un salon de marbre et de porphyre,
où plusieurs fontaines jaillissantes entretenaient une agréable fraîcheur. Dès
qu'elle fut entrée, la symphonie commença, et l'on servit un souper somptueux.
Il y avait dans les côtés de la salle de
longues volières remplies d'oiseaux rares dont Abricotine prenait soin.
Léandre avait appris dans ses
voyages la manière de chanter comme eux, il en contrefit même qui n'y étaient
pas. La princesse écoute, regarde,
s'émerveille, sort de table et s'approche. Lutin gazouille la moitié plus fort et plus haut ; et prenant la
voix d'un serin de Canarie, il dit ces
paroles, où il fit un air impromptu :
Les plus beaux jours de la vie
S'écoulent sans agrément ;
Si l'amour n'est de la partie,
On les passe tristement :
Aimez, aimez tendrement,
Tout ici vous y convie ;
Faites le choix d'un amant,
L'amour même vous en prie.
La princesse, encore plus surprise,
fit venir Abricotine, et lui demanda si elle avait appris à chanter à quelqu'un
de ses serins. Elle lui dit que non, mais qu'elle croyait que les serins pouvaient bien avoir autant
d'esprit que les perroquets. La princesse sourit, et s'imagina qu'Abricotine
avait donné des leçons à la gent
volatile ; elle se remit à table pour achever son souper.
Léandre avait assez fait de chemin
pour avoir bon appétit ; il s'approcha
de ce grand repas, dont la seule odeur réjouissait. La princesse avait un chat bleu fort à la mode, qu’une
de ses filles d'honneur le tenait entre ses bras elle lui dit:
" Madame, je vous avertis que
Bluet a faim. " On le mit à table avec une petite assiette d'or, et dessus
une serviette à dentelle bien pliée : il avait un grelot d'or avec un collier
de perles, et, d'un air de raminagrobis, il commença à manger. " Ho, ho,
dit
Lutin en lui-même, un gros matou bleu, qui n’a
peut-être jamais pris de souris, et qui
n'est pas assurément de meilleure maison que moi, a l'honneur de manger avec ma
belle princesse ! Je voudrais bien savoir
s'il l'aime autant que je le fais, et s'il est juste que je n'avale que de la fumée quand il croque de bons morceaux.
" Il ôta tout doucement le chat
bleu, il s’assit dans le fauteuil et le mit sur lui. Personne ne voyait Lutin : comment
l'aurait-on vu ? il avait le petit chapeau rouge. La princesse mettait
perdreaux, cailleteaux, faisandeaux, sur
l'assiette d'or de Bluet ; perdreaux, cailleteaux, faisandeaux, disparaissaient en un moment ; toute la cour
disait:
" jamais chat bleu n'a mangé d'un plus grand appétit.
" Il y avait des ragoûts excellents ; Lutin prenait une fourchette, et,
tenant la patte du chat, il tâtait aux
ragoûts : il la tirait quelquefois un peu trop fort ; Bluet n'entendait point raillerie, il
miaulait et voulait égratigner comme un chat désespéré ; la princesse disait :
" Que l'on approche cette tourte ou cette fricassée au
pauvre Bluet voyez comme il crie pour en
avoir ; " Léandre riait tout bas d'une si plaisante aventure, mais il
avait grande soif, n'étant point accoutumé à faire de si longs repas sans boire
; il attrapa un gros melon avec la patte du chat, qui le désaltéra un peu ; et
le souper étant presque fini, il courut au buffet et prit deux bouteilles d'un
nectar délicieux.
La princesse entra dans son cabinet
; elle dit à Abricotine de la suivre et de fermer la porte. Lutin marchait sur
ses pas, et se trouva en tiers sans être aperçu. La princesse dit à sa
confidente :
" Avoue-moi que tu as exagéré en me faisant le
portrait de cet inconnu ; il n'est pas, ce me semble, possible qu'il soit si
aimable.
- Je vous proteste, madame, répliqua-t-elle, que, si
j'ai manqué en quelque chose, c'est à n'en avoir pas dit assez.
" La princesse soupira et se tut pour un moment ; puis, reprenant la
parole: " Je te sais bon gré, dit-elle, de lui avoir refusé de l'amener
avec toi.
- Mais
madame, répondit Abricotine (qui était une franche finette, et qui
pénétrait déjà les pensées de sa maîtresse), quand il serait venu admirer les
merveilles de ces beaux lieux, quel mal vous en pouvait-il arriver ? Voulez-vous être éternellement
inconnue dans un coin du monde, cachée au reste des mortels ? De quoi vous sert
tant de grandeur, de pompe, de
magnificence, si elle n'est vue de personne ?
-Tais-toi, tais-toi, petite
causeuse, dit la princesse, ne trouble point
l'heureux repos dont je jouis depuis six cents ans. Penses-tu que, si je menais une vie inquiète et turbulente,
j'eusse vécu un si grand nombre d'années
? Il n'y a que les plaisirs innocents et tranquilles qui puissent produire de tels effets.
N'avons-nous pas lu dans les plus belles
histoires les révolutions des plus grands états, les coups imprévus d'une fortune inconstante, les
désordres inouïs de l'amour, les peines
de l'absence ou de la jalousie ? Qu'est-ce qui produit toutes ces alarmes et
toutes ces afflictions ? le seul commerce que les humains ont les uns avec les autres. Je suis, grâce
aux soins de ma mère, exempte de toutes ces traverses ; je ne connais ni les
amertumes du cœur, ni les désirs
inutiles, ni l'envie, ni l'amour, ni la haine.
Ah!
vivons, vivons toujours avec la même indifférence !
" Abricotine n'osa répondre ; la princesse
attendit quelque temps, puis elle lui
demanda si elle n'avait rien à dire. Elle répliqua qu'elle pensait qu'il était donc bien inutile d'avoir
envoyé son portrait dans plusieurs cours, où il ne servirait qu'à faire des
misérables ; que chacun aurait envie de
l'avoir, et que, n'y pouvant réussir, ils s
désespéreraient. " Je t'avoue, malgré cela, dit la princesse, que
je voudrais que mon portrait tombât entre les mains de cet étranger dont tu ne sais pas le nom.
- Hé ! madame, répondit-elle, n'a-t-il pas déjà un désir assez violent de
vous voir ? Voudriez-vous l'augmenter ?
- Oui, s'écria la princesse, un certain
mouvement de vanité qui m'avait été
inconnu jusqu'à présent m'en fait naître
l'envie.
" Lutin écoutait tout sans
perdre un mot ; il y en avait plusieurs qui lui donnaient de flatteuses
espérances, et quelques autres les détruisaient absolument.
Il était tard, la princesse entra
dans sa chambre pour se coucher. Lutin aurait bien voulu la suivre à sa
toilette ; mais, encore qu'il le pût, le
respect qu'il avait pour elle l'en empêcha ; il lui semblait qu'il ne devait
prendre que les libertés qu'elle aurait bien voulu lui accorder ; et sa passion était si délicate et
si ingénieuse qu'il se tourmentait sur
les plus petites choses.
Il entra dans un cabinet proche de
la chambre de la princesse, pour avoir
au moins le plaisir de l'entendre parler. Elle demandait dans ce moment à Abricotine si elle n'avait rien vu
d'extraordinaire dans son petit voyage.
"Madame, lui dit-elle, j'ai passé par une forêt où j'ai vu des animaux qui ressemblaient à des
enfants ; ils sautent et dansent sur les
arbres comme des écureuils ; ils sont fort laids, mais leur adresse est sans
pareille. - Ah ! que j'en voudrais avoir ! dit la princesse ; s'ils étaient
moins légers, on en pourrait attraper."
Lutin, qui avait passé par cette
forêt, se douta bien que c'étaient des singes. Aussitôt il s'y souhaita ; il en
prit une douzaine, de gros, de petits, et de plusieurs couleurs différentes ;
il les mit avec bien de la peine dans un
grand sac, puis se souhaita à Paris, où il
avait entendu dire que l'on trouvait tout ce qu'on voulait pour de
l'argent. Il fut acheter chez Dautel, qui est un curieux, un petit carrosse
tout d'or, où il fit atteler six singes verts, avec de petits harnais de
maroquin couleur de feu garnis d'or ; il alla ensuite chez Brioché, fameux joueur de marionnettes, il y
trouva deux singes de mérite : le plus spirituel s'appelait Briscambille, et
l'autre Perceforêt, qui étaient très galants et bien élevés : il habilla Briscambille en roi, et le mit dans le
carrosse ; Perceforêt servait de cocher, les autres singes étaient vêtus en
pages ; jamais rien n'eut été plus gracieux.
Il mit le carrosse et les singes
bottés dans le même sac ; et, comme la princesse n'était pas encore couchée,
elle entendit dans sa galerie le bruit
du petit carrosse, et ses nymphes vinrent lui conter l'arrivée du roi des
Nains. En même temps le carrosse entra dans sa chambre avec le cortège
singenois ; et les
singes de campagne ne laissaient pas de faire
des tours de passe-passe, qui valaient
bien ceux de Briscambille et de Perceforêt. Pour dire la vérité, Lutin conduisait toute la machine :
il tira le magot du petit carrosse d'or,
lequel tenait une boîte couverte de diamants, qu'il présenta de fort bonne grâce à la princesse.
Elle l'ouvrit promptement, et trouva
dedans un billet, où elle lut ces vers
Que de beautés ! que d'agréments
Palais délicieux, que vous êtes
charmant !
Mais vous ne l'êtes pas encore
Autant que celle que j'adore
Qui régnez dans ce lieu champêtre,
Je perds chez vous ma liberté,
Sans oser en parler ni me faire
connaître !
Il est aisé de juger de sa surprise : Briscambille fit signe à Perceforêt de venir
danser avec lui. Tous les fagotins si
renommés n'approchent en rien de l'habileté de ceux-ci. Mais la princesse,
inquiète de ne pouvoir deviner d'où venaient ces vers, congédia les baladins
plus tôt qu'elle n'aurait fait, quoiqu'ils la divertissent infiniment, et
qu'elle eût fait d'abord des éclats de rire à s'en trouver mal. Enfin elle
s'abandonna tout entière à ses réflexions, sans quelle pût démêler un mystère
si caché.
Léandre, content de l'attention avec
laquelle ses vers avaient été lus, et du
plaisir que la princesse avait pris à voir les singes, ne songea qu'à prendre
un peu de repos, car il en avait un grand besoin ; mais il craignait de choisir
un appartement occupé par quelqu'une des
nymphes de la princesse. Il demeura quelque temps dans la grande galerie
du palais, ensuite il descendit. Il trouva une porte ouverte ; il entra sans
bruit dans un appartement bas, le plus beau et le plus agréable que l'on ait
jamais vu : il y avait un lit de gaze or et vert, relevé en festons avec des
cordons de perles et des glands de rubis et d'émeraudes. Il faisait déjà assez
de jour pour pouvoir admirer
l'extraordinaire magnificence de ce meuble. Après avoir bien fermé la porte, il s'endormit ; mais le souvenir de sa
belle princesse le réveilla plusieurs fois, et il ne put s'empêcher de pousser
d'amoureux soupirs vers elle.
Il se leva de si bonne heure qu'il eut le
temps de s'impatienter jusqu'au moment qu'il pouvait la voir ; et, regardant de
tous côtés, il aperçut une toile préparée et des couleurs ; il se souvint en
même temps de ce que sa princesse avait dit à Abricotine sur son portrait ; et,
sans perdre un moment (car il peignait mieux que les plus excellents maîtres),
il s'assit devant un grand miroir, et fit son portrait ; il peignit dans un
ovale celui de la princesse, l'ayant si vivement dans son imagination qu'il n'avait
pas besoin de la voir pour cette
première ébauche ; il perfectionna ensuite l'ouvrage sur elle sans qu'elle s'en
aperçût. Et, comme c'était l'envie de lui plaire qui le faisait travailler, jamais portrait
n'a été mieux fini ; il s'était peint un
genou en terre, soutenant le portrait de la princesse d'une main, et de l'autre
un rouleau où il y avait écrit :
Elle est mieux dans mon cœur. Lorsqu'elle
entra dans son cabinet, elle fut étonnée
d'y voir le portrait d'un homme ; elle y attacha ses yeux avec une surprise d'autant plus grande
qu'elle y reconnut aussi le sien, et
que les paroles qui étaient écrites sur le rouleau lui donnaient une ample
matière de curiosité et de rêverie : elle était
seule dans ce moment, elle ne pouvait que juger d'une aventure si extraordinaire ; mais elle se persuadait que
c'était Abricotine qui lui avait fait cette galanterie : il ne lui restait qu'à
savoir si le portrait de ce cavalier était l'effet de son imagination, ou s'il
avait un original ; elle se leva brusquement, et courut appeler Abricotine. Lutin
était déjà avec le petit chapeau rouge dans le cabinet, fort curieux d'entendre ce qui s'allait passer.
La princesse dit à Abricotine de jeter les
yeux sur cette peinture, et de lui en dire son sentiment. Dès qu'elle l'eut
regardée, elle s'écria : " Je vous
proteste, madame, que c'est le portrait de ce
généreux étranger auquel je dois la vie. Oui, c'est lui, je n'en puis
douter ; voilà ses traits, sa taille, ses cheveux, et son air.
- Tu
feins d'être surprise, dit la princesse en souriant, mais c'est toi qui l'as mis ici.
- Moi, madame ! reprit Abricotine,
je vous jure que je n'ai vu de ma vie ce
tableau ; serais-je assez hardie pour vous cacher une chose qui vous intéresse ? Et par quel
miracle serait-il entre mes mains ? Je
ne sais point peindre, il n'a jamais entré d'homme dans ces lieux ; le voilà cependant peint avec vous.
- Je suis saisie de peur, dit la
princesse ; il faut que quelque démon l'ait apporté.
- Madame, dit Abricotine, ne serait-ce point l'amour ?
Si vous le croyez comme moi, j'ose vous
donner un conseil : brûlons-le tout à l'heure.
- Quel dommage, dit la princesse en soupirant ; il
me semble que mon cabinet ne peut être mieux orné que par ce tableau.
" Elle le regardait en disant
ces mots. Mais Abricotine s'opiniâtre à soutenir qu'elle devait brûler une
chose qui ne pouvait être venue là que pas un pouvoir magique. "Et ces parole. Elle est mieux dans mon cœur dit la
princesse, les brûlerons-nous
aussi ?
- Il ne faut faire grâce à rien,
répondit Abricotine, pas même à votre portrait.
Elle courut sur-le-champ quérir du feu. La
princesse s'approcha d'une fenêtre, ne
pouvant plus regarder un portrait qui faisait tant d'impression sur son cœur ;
mais Lutin ne voulant pas souffrir qu'on le brûlât, profita de ce moment pour
le prendre et pour se sauver sans
qu'elle s'en aperçût. Il était à peine sorti de son cabinet qu'ell se
tourna pour voir encore ce portrait enchanteur qui lui plaisait si fort. Quelle
fut sa surprise de ne le trouver plus ? Elle cherche de tous côtés. Abricotine rentre ; elle lui
demande si c'est elle qui vient de
l'ôter. Elle l'assure que non ; et cette dernière aventure achève de les
effrayer.
Aussitôt il cacha le portrait et
revint sur ses pas ; il avait un extrême plaisir d'entendre et de voir si
souvent sa belle princesse ; il mangeait tous les jours à sa table avec chat
bleu qui n'en faisait pas meilleure
chère: cependant il manquait beaucoup à la satisfaction de Lutin, puisqu'il
n'osait ni parler, ni se faire voir ; et il est rare qu'un invisible se fasse
aimer.
La princesse avait un goût universel
pour les belles choses dans la situation
où était son cœur, elle avait besoin d'amusement. Comme elle était un jour avec
toutes ses nymphes, elle leur dit qu'elle
aurait un grand plaisir de savoir comment les dames étaient vêtues dans
les différentes cours de l'univers, afin de s'habiller de la manière la plus
galante. Il n'en fallut pas davantage pour déterminer Lutin à courir l'univers
: il enfonce son petit chapeau rouge, et se souhaite en Chine ; il achète là
les plus belles étoffes, et prend un
modèle d'habits ; il vole à Siam où il en use de même ; il parcourt
toutes les quatre parties du monde en trois jours : à mesure qu'il était chargé, il venait au palais des
Plaisirs tranquilles cacher dans une chambre tout ce qu'il apportait. Quand il
eut ainsi rassemblé un nombre de raretés infinies (car l'argent ne lui coûtait
rien, et sa rose en fournissait sans cesse), il fut acheter cinq ou six
douzaines de poupées qu'il fit habiller
à Paris ; c'est l'endroit du monde où les
modes ont le plus de cours. Il y en avait de toutes les manières, et d'une magnificence sans pareille. Lutin les
arrangea dans le cabinet de la
princesse.
Lorsqu'elle y entra, l'on n'a jamais
été plus agréablement surpris : chacune
tenait un présent, soit montres, bracelets, boutons de diamants, colliers ; la
plus apparente avait une boîte de portrait. La
princesse l'ouvrit, et trouva celui de Léandre ; l'idée qu'elle conservait du premier lui fit reconnaître le
second. Elle fit un grand cri ; puis,
regardant Abricotine, elle lui dit:
" Je ne sais que comprendre à tout ce qui se passe depuis
quelque temps dans ce palais : mes oiseaux y sont pleins d'esprit ; il semble
que je n'aie qu'à former des souhaits pour être obéie : je vois deux fois le
portrait de celui qui t'a sauvé de la
main des voleurs ; voilà des étoffes, des
diamants, des broderies, des dentelles et des raretés infinies. Quelle
est donc la fée, quel est donc le démon qui prend soin de me rendre de si agréables services ? " Léandre,
l'entendant parler, écrivit ces mots sur
ses tablettes et les jeta aux pieds de la princesse :
Non je ne suis démon ni fée
Je suis un amant malheureux
Qui n'ose paraître à vos yeux :
Plaignez du moins ma destinée
Les tablettes étaient si brillantes
d'or et de pierreries qu'aussitôt elle les aperçut ; elle les ouvrit et lut ce que Lutin avait écrit, avec le
dernier étonnement.
" Cet invisible est donc un monstre,
disait-elle, puisqu'il n'ose se
montrer. Mais, s'il était vrai qu'il eût quelque attachement pour moi, il n'aurait guère de délicatesse de me
présenter un portrait si touchant ; il faut qu'il ne m'aime point, d'exposer
mon cœur à cette épreuve, ou qu'il ait bonne opinion de lui-même, de se croire
encore plus aimable.
- J'ai entendu dire, madame,
répliqua Abricotine, que les lutins sont composés d'air et de feu ; qu'ils
n'ont point de corps, et que c'est
seulement leur esprit et leur volonté qui agit.
- J'en suis très aise, répliqua la
princesse ; un tel amant ne peut guère
troubler le repos de ma vie. "
Léandre était ravi de l'entendre et de la voir
si occupée de son portrait : il se
souvint qu'il y avait dans une grotte où elle allait souvent un piédestal sur lequel on devait
poser une Diane qui n'était pas encore
finie ; il s'y plaça avec un habit extraordinaire, couronné de lauriers, et
tenant une lyre à la main, dont il jouait mieux qu'Apollon. Il attendait
impatiemment que sa princesse s'y rendît,
comme elle faisait tous les jours. C'était le lieu où elle venait rêver
à l'inconnu. Ce que lui en avait dit Abricotine, joint au plaisir qu'elle avait à regarder le portrait
de Léandre, ne lui laissait plus guère de repos. Elle aimait la solitude, et
son humeur enjouée avait si fort changé que ses nymphes ne la reconnaissaient plus.
Lorsqu'elle entra dans la grotte,
elle fit signe qu'on ne la suivît pas ; ses nymphes s'éloignèrent chacune dans
des allées séparées. Elle se jeta sur un
lit de gazon ; elle soupira, elle répandit quelques larmes ; elle parla même, mais c'était si bas
que Lutin ne put l'entendre : il avait
mis le petit chapeau rouge pour qu'elle ne le vît pas d'abord ; ensuite il l'ôta, elle
l'aperçut avec une surprise extrême ;
elle s'imagina que c'était une statue, car il affectait de ne point sortir de l'attitude qu'il avait
choisie ; elle le regardait avec une
joie mêlée de crainte. Cette vision si peu attendue l'étonnait ; mais au fond le plaisir chassait
la peur, et elle s'accoutumait à voir une figure si approchante du naturel,
lorsque le prince, accordant sa lyre à
sa voix, chanta ces paroles :
Que ce séjour est dangereux !
Le plus indifférent y deviendrait
sensible.
En vain j'ai prétendu n'être plus
amoureux,
J'en perds ici l'espoir : la chose
est impossible !
Pourquoi dit-on que ce palais
Est le lieu des plaisirs tranquilles
?
J'y perds ma liberté sitôt que j'y parais,
Et, pour m'en garantir, mes soins
sont inutiles,
Je cède à mon ardent amour,
Et voudrais être ici jusqu'à mon
dernier jour.
Quelque charmante que fût la voix de Léandre, la princesse ne put résister à la
frayeur qui la saisit ; elle pâlit tout d'un coup et tomba évanouie. Lutin, alarmé,
sauta du piédestal à terre, et remit son petit chapeau rouge pour n'être vu de personne. Il prit la princesse entre ses
bras, il la secourut avec un zèle et une
ardeur sans pareils. Elle ouvrit ses beaux yeux, elle regarda de tous côtés comme pour le chercher,
elle n'aperçut personne ; mais elle
sentit quelqu'un auprès d'elle qui lui prenait les mains, qui les baisait, qui
les mouillait de larmes. Elle fut longtemps sans oser parler, son esprit agité
flottait entre la crainte et l'espérance
; elle craignait Lutin, mais elle l'aimait quand il prenait la figure de l'inconnu. Enfin elle s'écria : " Lutin,
galant Lutin, que n'êtes-vous celui que
je souhaite ! " A ces mots, Lutin allait se déclarer, mais il n'osa encore le faire."
Si j'effraye l'objet que j'adore, disait-il, si elle me craint, elle ne voudra
point m'aimer." Ces considérations le firent taire, et l'obligèrent de se
retirer dans un coin de la grotte.
La princesse, croyant être seule,
appela Abricotine et lui conta les
merveilles de la statue animée ; que sa voix était céleste, et que, dans
son évanouissement, Lutin l'avait fort bien secourue. " Quel dommage,
disait-elle, que ce Lutin soit difforme et affreux ! car se peut-il des
manières plus gracieuses et plus aimables que les siennes ?
-Et qui vous a dit, madame, répliqua
Abricotine, qu'il soit tel que vous vous le figurez Psyché
ne croyait-elle pas que l'amour était un serpent ? Votre aventure a quelque
chose de semblable à la sienne, vous n'êtes pas moins belle. Si c'était Cupidon
qui vous aimât, ne l'aimeriez-vous point
? - Si Cupidon et l'inconnu sont la même chose, dit la princesse en rougissant,
hélas ! je veux bien aimer Cupidon ! Mais que je suis éloignée d'un pareil
bonheur! je m'attache à une chimère, et ce portrait fatal de l'inconnu, joint à
ce que tu m'en as dit, me jettent dans des dispositions si opposées aux
préceptes que j'ai reçus de ma mère que
je ne peux trop craindre d'en être punie.
-Hé ! madame, dit Abricotine en
l'interrompant, n'avez-vous pas déjà
assez de peines ? pourquoi prévoir des malheurs qui n'arriveront jamais
?
" Il est aisé de s'imaginer
tout le plaisir que cette conversation fit à Léandre.
Cependant le petit Furibon, toujours
amoureux de la princesse sans l'avoir vue, attendait impatiemment le retour de
ses quatre hommes qu'il avait envoyés à l'île des Plaisirs tranquilles ; il en
revint un, qui lui rendit compte de
tout. Il lui dit qu'elle était défendue par des amazones ; et qu'à moins de mener une grosse
armée, il n'entrerait jamais dans l'île
Le roi son père venait de mourir, il
se trouva maître de tout. Il assembla plus de quatre cent mille hommes, et
partit à leur tête. C'était là un beau
général ; Briscambille ou Perceforêt auraient
mieux fait que lui: son cheval de bataille n'avait pas une demi-aune de
haut. Quand les amazones aperçurent cette grande armée, elles en vinrent donner avis à la princesse, qui ne
manqua pas d'envoyer la fidèle
Abricotine au royaume des fées, pour prier sa mère de lui mander ce qu'elle devait faire pour chasser
le petit Furibon de ses états. Mais
Abricotine trouva la fée fort en colère :
" Je n'ignore rien de ce que fait ma fille,
lui dit-elle ; le prince Léandre est dans son palais ; il l'aime, il en est
aimé. Tous mes soins n'ont pu la
garantir de la tyrannie de l'amour ; la voilà sous son fatal empire. Hélas ! le cruel n'est pas content
des maux qu'il m'a faits ; il exerce
encore son pouvoir sur ce que j'aimais plus que ma vie ! Tels sont les décrets du destin, je ne puis m'y
opposer. Retirez-vous, Abricotine, je ne
veux plus entendre parler de cette fille dont les sentiments me donnent tant de
chagrin ! "
Abricotine vint apprendre à la princesse ces
mauvaises nouvelles ; il ne s'en fallut presque rien qu'elle ne se désespérât.
Lutin était auprès d'elle sans qu'elle
le vît : il connaissait avec une peine extrême l'excès de sa douleur. Il n'osa
lui parler dans ce moment ; mais il se
souvint que Furibon était fort intéressé, et qu'en lui donnant bien de l'argent peut-être qu'il se
retirerait. Il s'habilla en amazone, il
se souhaita dans la forêt pour reprendre
son cheval. Dès qu'il l'eut appelé " Gris-de-lin ! ", Gris-de-lin vint à lui, sautant et bondissant
car il s'était bien ennuyé d'être si
longtemps éloigné de son cher maître. Mais, quand il le vit vêtu en femme, il ne le
reconnaissait plus, et craignait d'être
trompé. Léandre arriva au camp de Furibon : tout le monde le prit pour une amazone, tant il était beau.
On fut dire au roi qu'une jeune dame
demandait à lui parler de la part de la princesse des Plaisirs tranquilles. Il prit promptement son
manteau royal et se mit sur son trône :
l'on eût dit que c'était un gros crapaud qui
contrefaisait le roi. Léandre le harangua, et lui dit que la princesse
préférant une vie douce et paisible aux embarras de la guerre, elle lui
envoyait offrir de l'argent autant qu'il en voudrait, pour qu'il la laissât en
paix ; qu'à la vérité, s'il refusait
cette proposition, elle ne négligerait rien pour se défendre. Furibon répliqua
qu'il voulait bien avoir pitié d'elle ;
qu'il lui accordait l'honneur de sa protection, et qu'elle n'avait qu'à lui
envoyer cent mille mille mille millions de
pistoles, qu'aussitôt il retournerait dans son royaume. Léandre dit que
l'on serait trop longtemps à compter cent mille mille mille millions de
pistoles, qu'il n'avait qu'à dire combien il en voulait de chambres pleines, et que la princesse était
assez généreuse et assez puissante pour
n'y pas regarder de si près. Furibon demeura bien étonné qu'au lieu de lui demander à rabattre,
on lui proposât d'augmenter ; il pensa en lui-même qu'il fallait prendre tout
l'argent qu'il pourrait, puis arrêter l'amazone et la tuer pour qu'elle ne retournât point vers sa maîtresse.
Il dit à Léandre qu'il voulait
trente chambres bien grandes toutes
remplies de pièces d'or, et qu'il donnait sa parole royale qu'il s'en retournerait. Léandre fut conduit dans les
chambres qu'il devait remplir d'or ; il
prit la rose et la secoua, la secoua tant et tant qu'il en tomba pistoles, quadruples, louis,
écus d'or, nobles à la rose, souverains, guinées, sequins ; cela tombait comme
une grosse pluie : il y a peu de chose
dans le monde qui soit plus joli.
Furibon se ravissait, s'extasiait, et plus il
voyait d'or, plus il avait d'envie de prendre l'amazone et d'attraper la
princesse. Dès que les trente chambres furent pleines, il cria à ses gardes :
" Arrêtez, arrêtez cette friponne, c'est de la fausse monnaie qu'elle
m'apporte.
" Tous les gardes se voulurent
jeter sur l'amazone, mais en même temps le petit chapeau rouge fut mis, et
Lutin disparut. Ils crurent qu'il était sorti, ils coururent après lui et
laissèrent Furibon seul. Dans ce moment
Lutin le prit par les cheveux, et lui coupa la tête comme à un poulet, sans que
le petit malheureux roi vît la main qui l'égorgeait.
Quand Lutin eut sa tête, il se
souhaita dans le palais des Plaisirs. La princesse se promenait, rêvant
tristement à ce que sa mère lui avait mandé, et aux moyens de repousser
Furibon, qu'elle imaginait difficiles, étant seule avec un petit nombre
d'amazones, qui ne pourraient la défendre contre quatre cent mille hommes ;
elle vit tout d'un coup une tête en l'air, sans que personne la tînt. Ce
prodige l'étonna si fort qu'elle ne
savait qu'en penser. Ce fut bien pis quand on posa cette tête à ses pieds, sans
qu'elle vît la main qui ll tenait.
Aussitôt elle entendit une voix qui lui dit :
Ne craignez plus, charmante
princesse, Furibon ne vous fera jamais de mal Abricotine reconnut la voix de
Léandre, et s'écria:
" Je vous proteste, madame, que l'invisible qui parle
est l'étranger qui m' secourue."
La princesse parut étonnée et ravie.
" Ah, dit-elle, s'il est vrai que Lutin et
l'étranger soient une même chose j'avoue
que j'aurais bien du plaisir de lui témoigner ma reconnaissance ! " Lutin
repartit : " Je veux encore travailler à la mériter. " En effet, il retourna à
l'armée de Furibon, où le bruit de sa mort venait de se répandre. Dès qu'il y
parut avec ses habits ordinaires, chacun vint à lui ; les capitaines et les
soldats l'environnèrent, poussant de grands cris de joie : ils le reconnurent pour leur roi, et que la couronne lui
appartenait. Il leur donna libéralement
à partager entre eux les trente chambres pleines d'or, demanière que cette
armée fût riche à jamais. Et, après quelques
cérémonies qui assuraient Léandre de la foi des soldats, il retourna encore vers sa princesse, ordonnant à son
armée de s'en aller à petites journées
dans son royaume. La princesse s'était couchée, et le profond respect que ce
prince avait pour elle l'empêcha d'entrer
dans sa chambre; il se retira dans la sienne, car il avait toujours couché en bas. Il était lui-même assez
fatigué pour avoir besoin de repos ; cela fit qu'il ne pensa point à fermer la
porte aussi soigneusement qu'il le
faisait d'ordinaire.
La princesse mourait de chaud et d'inquiétude
; elle se leva plus matin que l'aurore, et descendit en déshabillé dans son
appartement bas. Mais quelle surprise fut la sienne d'y trouver Léandre endormi
sur un lit ! Elle eut tout le temps de
le regarder sans être vue, et de se
convaincre que c'était la personne dont elle avait le portrait dans sa boîte de diamants.
" Il n'est pas possible,
disait-elle, que ce soit ici Lutin, car
les lutins dorment-ils ? Est-ce là un corps d'air et de feu, qui ne remplit
aucun espace, comme le dit Abricotine "
Elle touchait doucement ses cheveux,
elle l'écoutait respirer, elle ne pouvait s'arracher d'auprès de lui ; tantôt
elle était ravie de l'avoir trouvé, tantôt elle en était alarmée. Dans le temps
qu'elle était le plus attentive à le
regarder, sa mère la fée entra, avec un
bruit si épouvantable que Léandre s'éveilla en sursaut. Quelle surprise et quelle affliction pour lui de
voir sa princesse dans le dernier
désespoir ! Sa mère l'entraînait, la chargeant de mille reproches. Oh ! quelle
douleur pour ces jeunes amants ! ils se trouvaient sur le point d'être séparés pour jamais. La
princesse n'osait rien dire à la
terrible fée ; elle jetait les yeux sur Léandre, comme pour lui demander
quelque secours.
Il jugea bien qu'il ne pouvait pas
la retenir malgré une personne si puissante, mais il chercha dans son éloquence
et dans sa soumission les moyens de
toucher cette mère irritée. Il courut après elle, il se jeta à ses pieds ; il
la conjura d'avoir pitié d'un jeune roi qui ne changerait jamais pour sa fille,
et qui ferait sa souveraine félicité de la rendre heureuse. La princesse,
encouragée par son exemple embrassa
aussitôt les genoux de sa mère, et lui dit que sans le roi elle ne pouvait être contente, et qu'elle lui
avait de grandes obligations. "
Vous ne connaissez pas les disgrâces de l'amour s'écria la fée, et les trahisons dont ces
aimables trompeurs sont capables ; ils
ne nous enchantent que pour nous empoisonner ; je l'ai éprouvé. Voulez-vous avoir une destinée
semblable à la mienne ?
- Ah ! madame, répliqua la princesse, n'y
a-t-il point d'exception ? Les assurances que le roi vous donne, et qui
paraissent si sincères, ne semblent-elles pas me mettre à cours
L'opiniâtre fée les laissait
soupirer à ses pieds ; c'était inutilement qu'ils mouillai
paraissait insensible ; et sans
doute elle ne leur aurait point
pardonné, si l'aimable fée Gentille n'eût paru dans la chambre, plus
brillante que le soleil. Les Grâces l'accompagnaient ; elle était suivie d'une troupe d'Amours, de jeux et de
Plaisirs, qui chantaient mille chansons agréables et nouvelles ; ils
folâtraient comme des enfants
Elle embrassa la vieille fée. "
Ma chère sœur, lui dit-elle, je suis
persuadée que vous n'avez pas oublié les bons offices que je vous rendis lorsque
vous voulûtes revenir dans notre royaume ; sans moi vous n'y auriez jamais été
reçue, et depuis ce temps-là je ne vous ai demandé aucun service ; mais enfin
le temps est venu de m'en rendre un essentiel. Pardonnez à cette belle
princesse, consentez que ce jeune roi l'épouse, je vous réponds qu'il ne
changera point pour elle. Leurs jours
seront filés d'or et de soie ; cette alliance vous comblera de satisfaction, et
je n'oublierai jamais le plaisir que vous m'aurez fait.
- Je consens à tout ce que vous
souhaitez, charmante Gentille, s'écria
la fée. Venez, mes enfants, venez entre mes bras recevoir l'assurance de
mon amitié.
" A ces mots elle embrassa la
princesse et son amant. La fée Gentille, ravie de joie, et toute la troupe
commencèrent les chants d'hyménée ; et la douceur de cette symphonie ayant
réveillé toutes les nymphes du palais, elles accoururent avec de
légères robes de gaze pour apprendre
ce qui se passait.
Quelle agréable surprise pour
Abricotine ! Elle eut à peine jeté les yeux sur Léandre qu'elle le reconnut,
et, lui voyant tenir la main de la princesse, elle ne douta point de leur
commun bonheur. C'est ce qui lui fut confirmé lorsque la mère fée dit qu'elle
voulait transporter l'île des Plaisirs
tranquilles, le château et toutes les merveilles
qu'il renfermait, dans le royaume de Léandre ;
qu'elle y demeurerait avec eux et qu'elle leur ferait encore de plus grands
biens.
Quelque chose que votre générosité vous
inspire, madame, lui dit le roi, il est
impossible que vous puissiez me faire un présent qui égale celui que je reçois
aujourd'hui ; vous me rendez le plus heureux de tous les hommes, et je sens
bien que j'en suis aussi le plus
reconnaissant. Ce petit
compliment plut fort à la fée : elle
était du vieux temps, où l'on complimentait tout un jour sur le pied d'une mouche. Comme Gentille pensait à tout,
elle avait fait transporter, par la
vertu de Brelic-breloc, les généraux et les capitaines de l'armée de
Furibon au palais de la princesse, afin qu'ils fussent témoins de la galante
fête qui allait se passer.
Elle en prit soin en effet ; et cinq
ou six volumes ne suffiraient point pour décrire les comédies, les opéras, les courses de bagues, les musiques,
les combats de gladiateurs, les chasses
et les autres magnificences qu'il y eut à ces
charmantes noces. Le plus singulier de l'aventure, c'est que chaque nymphe trouva parmi les braves que Gentille
avait attirés dans ces beaux lieux un
époux aussi passionné que s'ils s'étaient vus depuis dix ans. Ce n'était
néanmoins qu'une connaissance au plus de vingt-quatre heures ; mais la petite
baguette produit des effets encore plus extraordinaires.
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