Voici
donc l'été des vacances, l'époque de transhumance (enfin, pour les plus
chanceux d'entre nous parce que l'étau du travail se resserre de plus
en plus, même sur ceux qui n'en ont pas, en chercher, ou simplement
survivre étant une autre forme d'aliénation). Et donc, pour ceux qui
partent, si vous allez du côté de Rothéneuf, à côté de St-Malo, allez
donc regarder de plus près ce qui subsiste des sculptures de l'abbé
Fourré.
Le temps passant, on le sait, les roches sculptées il y a plus d'un
siècle à présent (de 1894 à 1908) s'estompent toujours plus, certaines
ayant disparu depuis longtemps (voir carte ci-dessous).
Sur cette carte colorisée, on aperçoit de
dos des statues de Bretonnes, épouses fouillant du regard l'horizon
dans l'attente du retour de leurs maris marins ; les deux femmes
représentées en pied et peintes en blanc (l'abbé on le sait peignait ses
statues) ont aujourd'hui disparu, sans qu'on sache exactement à quelle
époque ; on notera cependant leurs emplacements, en hauteur, disposées
qu'elles sont sur des sortes de socles de roches faisant piédestal ;
C'est pourquoi les touristes qui passent ayant de plus en plus de mal à
discerner les sculptures, chaque jour qui passe les ayant passablement
érodées, et confondu avec le commun des autres roches de la falaise, les
touristes se concentrent logiquement sur ce qu'ils peuvent plus
facilement voir, certaines têtes restées nettement visibles et comme
placées en évidence, trois en particulier, une de forme triangulaire
avec son menton en pointe de botte, une avec un bonnet de marin à moins
que ce ne soit d'un lutin (nain de mer au lieu de nain de jardin?), et
une autre belle tête de vieux loup de mer, barbu.
Abbé Fourré, tête de profil triangulaire, ph. Bruno Montpied, 2010
Abbé Fourré, l'homme au bonnet (de marin ou de lutin), 2010
Abbé Fourré, le barbu les yeux clos (?), 2010
Ces trois-là sont de la belle sculpture savante, taillée avec maestria
et inspiration. Justement... Tout à coup, depuis quelque temps, cela me
rend perplexe. Si les autres sculptures, correctement déchiffrables sur
les anciennes cartes des années 1900 et parfois encore aujourd'hui ici
ou là, montrent que l'abbé parvenait dans son art à un certain réalisme
puissant, appuyé toujours sur la forme naturelle donnée au départ par la
roche brute, ces trois sculptures-là sont d'un style plus affirmé,
infiniment moins rognoneux que les autres, plus rondes généralement (il paraît que Raymond Humbert, le fondateur du musée d'art populaire de Laduz, trouvait ces formes assez analogues à des étrons, que l'on me pardonne cette digression peu romantique). Et puis, autre argument qui accentue ma perplexité parce que plus frappant, on ne les voit apparaître sur aucune carte éditée du vivant de l'abbé (et même après, dans les années 20-30)...
Alors? Qu'est-ce à dire? Ne serait-ce pas qu'elles sont "arrivées" sur
le site à une époque bien ultérieure, dans la seconde moitié du XXe
siècle, après la seconde guerre, de façon posthume donc, transportées là
par l'exploitant des rochers de l'époque qui reprenait l'exploitation des Rochers après
l'occupation de Rothéneuf par les Allemands, le fameux Henri Brébion,
auteur d'une brochure appelée "la Légende des Rochers Sculptés" où il se
livre à des interprétations fantaisistes purement subjectives (reprises
ensuite à l'envi par tant de plumitifs peu rigoureux jusqu'à nos jours)
sur une histoire de famille de corsaires qu'aurait voulu représenter
l'abbé dans ces rochers? Il aurait pu, de même que dans ses "légendes",
dans l'agencement des sculptures sur le site originel, se livrer à des
modifications en voulant "l'améliorer"...? Si mon hypothèse se révélait
fondée, il faudrait alors s'interroger sur celui qui a réellement
sculpté ces trois pièces. Est-ce bien l'abbé lui-même qui les aurait
stockées à part? Dans ce cas, où étaient cachées ces sculptures que l'on
ne voit ni sur les cartes des rochers début 1900 ni sur les cartes
montrant l'intérieur du musée de l'ermite dans le bourg? Est-il possible
d'imaginer que l'abbé les a sculptées à part et planquées, remisées
sans jamais les laisser se faire photographier?
Connaissant son goût de la communication via les éditeurs de cartes postales (il en existerait environ 400 paraît-il), cela paraît curieux à tout le moins, d'autant que ces sculptures paraissent les plus belles parmi celles qu'il a faites (trop belles?). On notera enfin qu'elles occupent aujourd'hui une position en hauteur, ou à tout le moins des emplacements situés de façon à bien les voir, comme si elles avaient été destinées à remplacer les statues des femmes bretonnes en train de guetter disparues à un moment donné (vol ? Déplacement ? Destruction ?).
Connaissant son goût de la communication via les éditeurs de cartes postales (il en existerait environ 400 paraît-il), cela paraît curieux à tout le moins, d'autant que ces sculptures paraissent les plus belles parmi celles qu'il a faites (trop belles?). On notera enfin qu'elles occupent aujourd'hui une position en hauteur, ou à tout le moins des emplacements situés de façon à bien les voir, comme si elles avaient été destinées à remplacer les statues des femmes bretonnes en train de guetter disparues à un moment donné (vol ? Déplacement ? Destruction ?).
Peut-on imaginer que ces trois têtes sculptées soient le résultat d'une
manipulation restée inaperçue, et qu'elles soient en bref dues au
ciseau d'un autre sculpteur? Je lance l'hypothèse... Plaque photographique en verre réalisée par un anonyme,
probablement une plaque de projection (positif sur plaque de verre),
8,5 x 10 cm: j'aurais envie de dater la photo entre 1910 et 1920, après
1918 en tout cas, vu les vêtements portés par les visiteurs des rochers,
et donc après la mort de l'abbé Fourré (il semble que de son vivant il
ne laissait pas souvent les photographes travailler sans sa présence sur
les clichés ; il existe cependant des photos sur certaines cartes
postales où il ne figure pas...) ; je rappelle que sa mort date de 1910 ;
un autre détail milite pour une année d'après la mort de l'abbé, les
piquets, troncs d'arbustes, qui servent de balises pour les sentiers où
passer pour se rendre jusqu'aux moindres détails des roches sculptées ;
il me semble que ces piquets apparurent du temps des exploitants des
Rochers, la famille Brébion, soucieuse sans doute de sa responsabilité
vis-à-vis des estivants qui s'aventuraient sur ses rochers peu faciles à
arpenter, parfois glissants...
Le bras de mer à marée haute, vu depuis
les rochers et du gisant de St-Budoc, là où se trouvaient les figurants
de la plaque de verre récupérée par moi auprès d'un ami brocanteur ;
c'est sur ses rochers situés en face des rochers sculptés qu'était placé
le photographe
Qu'est-elle
devenue, cette jeune fille dont le visage reflétait ce jour-là, pour le
photographe situé par delà le gouffre, de l'autre côté du ressac, une
expression peu commode? La photo paraissait faite pour eux, elle en robe
légère, car il devait faire chaud) et son compagnon à la cravate nichée
étroitement dans un haut col dur (qui devait passablement l'étrangler),
ainsi que pour deux femmes sur leur gauche, moins concernées
semblait-il...
Les deux femmes à droite, un peu avachies, accompagnaient-elles le couple qui faisait face au photographe?
Les
plaques photographiques positives sur verre de taille 8,5x10 cm,
ancêtres des diapositives, ont, paraît-il été utilisées fin XIXe début
XXe siècle, avec possibilité d'avoir duré jusqu'en 1920-1930, ce qui
paraît possible ici justement. Sur cette vue, les rochers sculptés ont
bien moins d'importance que les humains, contrairement à beaucoup
d'images, par exemple dans les cartes postales plus connues sur ces
rochers taillés par le fameux abbé Fouré, dont j'ai déjà eu maintes fois
l'occasion de parler .
De tous ces figurants des temps enfuis, reste-t-il le moindre
survivant? Ils ont toutes les chances d'être partis au pays des
fantômes, hormis peut-être la petite fille devant le gisant et le
tombeau de Saint-Budoc, le patron de l'ermite, qui donne la main à sa
mère prudente, et qui tient de l'autre peut-être un cornet de glace
qu'elle déguste avec concentration... Si la photo date de 1920, elle
aurait 100 ans aujourd'hui, car je lui suppose six ans à l'époque du
cliché. Elle n'aurait de toute façon pas pu avoir de souvenirs de
l'abbé, étant née après sa disparition. C'est du reste rappeler qu'il
n'y a plus aujourd'hui la moindre chance de rencontrer encore quelqu'un
qui aurait pu rencontrer l'abbé, du genre de ce vieil homme qui raconta
dans les années 80 à un jeune homme que je croisai dans les rues de
Rothéneuf (dans les années 90) qu'il se souvenait de l'ermite qui
l'avait pourchassé dans les rochers, parce que l'enfant qu'il était
alors avait commis quelque déprédation sur les sculptures sans doute.
L'abbé courait après lui en poussant des sortes de borborygmes, en
rapport peut-être avec sa surdité... Cette anecdote me pousse toujours à
me représenter l'abbé tel une sorte de Quasimodo grotesque poursuivant
simiesquement les importuns en sautant de roche en roche...
L'abbé Fourré lisant, vers 1906, son journal réactionnaire favori (Le Salut,
devenu collaborateur pendant la guerre ultérieure de 39-45, si je me
souviens bien...) ; à sa gauche, à terre on distingue le gisant d'un
homme d'épée avec hermine à sa tête (symbole de la Bretagne), et
inscription en latin "Olim fuit" ("Il fut, jadis")
Photo Bruno Montpied, 2010
En particulier, les amateurs se rappellent le gisant sculpté par
l'abbé situé à quelque encablures du site principal des rochers, sur le
chemin des douaniers (ou des contrebandiers, selon l'idéologie que l'on
défend...), soit dans une zone pour laquelle personne n'eut jamais
l'idée saugrenue de faire payer un droit de péage. A ce propos, on peut
toujours s'étonner de la rupture qui est faite au niveau du site des
Rochers sculptés de ce chemin qui aurait dû normalement suivre le
littoral, or il a été détourné, et ce depuis des lustres, à la suite
d'on ne sait quel passe-droit apparemment. Mais revenons à nos moutons
et en l'occurrence au site actuellement appelé "de la Croix du Christ"
(et anciennement appelé "de la Croix de l'Ermite", croix qui du reste
était plantée à un endroit plus éloigné de quelques mètres de
l'emplacement actuel).
Emplacement de la Croix du Christ, vue zoomée depuis les rochers, 2010
Il a été dit par Frédéric Altmann dans son livre de 1985, La vérité sur l'abbé Fourré , que le gisant situé à côté de la croix était à
n'en pas douter un certain "Saint-Judicaël, roi de Dommonée"... Il
ajoute que ce n'est pas "Jean, duc de Bretagne", qu'il qualifie
(légèrement, comme on va le voir) "d'inscription fantaisiste". De cette
affirmation, il n'apporte aucune preuve (d'où sort-il cet
invraisemblable Judicaël, je me le demande depuis des lustres?). Du
coup, Jean Jéhan, dans son propre récent livre, lui emboîte allégrement
le pas sur ce détail. Altmann apporte cette affirmation aux pages 113 et
114 de son livre. Il reproduit une carte qui ne porte pas le cachet de
l'abbé (celui-ci authentifiait ses cartes avec un cachet surtout -je
pense- pour contrer le commerce de cartes non autorisé par lui), carte
où l'on peut lire, en guise de légende du gisant: "Rothéneuf, rochers
sculptés. Jean, duc de Bretagne". Voir ci-dessous:
Certes, il n'y a pas le cachet de l'abbé. Altmann veut y voir une
preuve que la carte est légendée de façon suspecte ; or, même si le
commerçant qui l'édita ne paya pas de droits à l'abbé, cela n'implique
pas qu'il ait mal travaillé automatiquement dans les légendes
qu'il imprimait. Il fallait trouver un indice plus stable pour confirmer
ou infirmer cette légende. La preuve que la légende est correcte m'a
été enfin fournie par une autre carte que j'ai découverte tout récemment et que je ne me souviens pas avoir vue éditée ailleurs. Je la reproduis ci-dessous:
Ah, bien sûr, ce n'est pas évident à déchiffrer, surtout sur un écran
d'ordinateur peut-être. La photo sur la carte n'est pas de très bonne
qualité qui plus est. Alors, la maison ne refusant rien à ses lecteurs,
je m'en vais vous l'agrandir en entourant d'un trait photoshoppeur
l'inscription tracée à la main sur le rocher situé à gauche prés du
gisant, ce même rocher contre lequel l'abbé s'appuie sur la carte où il
lit "le Salut". Car, oui, il y a bel et bien une inscription!
Sur ce rocher, l'inscription, tracée de la main de l'abbé (la graphie
est assez proche d'autres inscriptions qui étaient visibles
autrefois sur le site des rochers, voir ci-dessous), peut se
reconstituer ainsi: "Jean IIII (ou IV), duc de Bretagne"... L'abbé
maîtrisait-il mal les chiffres latins? On croit lire en effet quatre I,
mais peut-être est-ce seulement la faute à l'imprécison de la photo. Il
me semble que nous avons là une preuve à peu prés certaine du sens que
prêtait l'abbé à son gisant. On sait en effet (grâce à l'historien
régionaliste Noguette, alias Eugène Herpin, qui se fit le
mémorialiste partiel de l'abbé), que l'abbé était entiché de patriotisme
breton. L'histoire de ce "Jean IV" ne pouvait que le retenir. Chef de
la Bretagne, il en avait été chassé par le roi de France Charles V en
1378, qui voulait réunir la Bretagne à sa couronne. Jean IV avait dû
s'exiler en Angleterre. Rappelé par les nobles bretons, il débarqua à
Dinard (comme on sait ville toute proche de St-Malo), fit la guerre à
Charles V et reconquit la Bretagne. Ces faits d'armes (encore chantés
aujourd'hui en Bretagne paraît-il, voir Gilles Servat) ont dû grandement
impressionner l'abbé!
Inscriptions
qui se lisaient dans les rochers du vivant de l'abbé, apposées par lui
ou en tout cas avec son accord, décrivant des personnages qui semblent
avoir été inventés par l'abbé qui rêvait sur les anciens habitants de
Rothéneuf ; leurs noms étaient apposés au-dessus des personnages
sculptés qu'ils étaient chargés de légender, au nombre desquels se
trouve un Jacques Cartier ; à noter aussi que le chiffre latin IV est
correctement orthographié ici ("Jean IV fainéant"...) ; la graphie
paraît très proche de celle du rocher du gisant
Sceau
de Jean IV, Duc de Bretagne ; on notera les hermines sur son écu et son
pourpoint, ainsi que l'épée, deux détails que l'on retrouve sur le
gisant sculpté par l'abbé
A
noter que l'association des amis de l'œuvre de l'abbé Fourré, animée par
Joëlle Jouneau, se propose de faire nettoyer dans les mois qui viennent
cette fameuse sculpture de gisant qui actuellement devient difficile à
"lire", étant donné les nombreux lichens qui la couvrent.
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