On raconte que dans le royaume d'Islande, il y a bien longtemps, si longtemps que personne ne sait plus quand cela était, vivaient un roi, son épouse, la reine et leur fille unique.
Le roi était très riche en argent et en biens, et aussi en bétail. A cette époque, juste derrière le château royal, vivaient dans leur petite cabane, un très vieil homme et sa très vieille femme. Le vieil homme ne possédait qu'une seule vache et c'est d'elle qu'il tirait toute sa subsistance.
Un dimanche, le pauvre vieil homme se rendit à l'église avec sa femme, comme ils le faisaient chaque semaine. Ce jour là, le pasteur parla de la charité : "Celui qui donne, disait-il, recevra au centuple." Cela fit beaucoup d'effet sur le vieil homme qui se mit à réfléchir. En chemin, il ne put s'empêcher d'en parler à sa femme :
-"Tu as entendu ce qu'a dit le pasteur ?"
-"Evidemment, j'étais à côté de toi mais je t'en prie ne prend pas ses paroles au pied de la lettre. Ce n'était qu'une image", dit sa femme qui avait la tête sur les épaules. Mais l'homme n'était pas satisfait. Il ne pouvait oublier ces paroles, et, tout le jour, il les retourna dans tous les sens dans sa tête.
Le lendemain, après avoir passé une très mauvaise nuit, il résolut de donner sa seule et unique vache. Il appela des ouvriers et leur demanda de construire une étable qui pourrait contenir cent vaches. Sa femme se fâcha et le traita de sot. C'était leur première dispute après tant d'années de mariage.
Mais malgré la querelle, le vieillard ne changea pas d'avis et se posa la question de savoir à qui il allait donner sa vache. Il pensa d'abord au roi. Il lui serait facile d'en rendre cent sur les champs. Mais finalement, il se dit que le mieux serait encore de la donner au pasteur qui voudrait faire honneur à sa parole et se montrerait par conséquent le plus charitable.
Il prit sa vache et s'en alla chez le pasteur.
Ce dernier fut très surpris de le voir arriver en compagnie de sa vache. Lorsque le vieillard lui eut raconté l'objet de sa visite, il se fâcha et se moqua même de lui en lui disant:
- "Que tu es sot. Tu n'as vraiment rien compris à mon sermon !"
Le pauvre vieux, tout penaud, s'en retourna chez lui…
Chemin faisant, une violente tempête se leva. La neige se mit à tomber en rafales. Le vent soufflait si fort que l'homme ne pouvait avancer qu'avec peine. Tout en luttant contre les éléments, il pensait au pasteur et à ses paroles. Il avait le cœur lourd et des larmes lui piquaient les yeux. Tout à coup, un homme surgit devant lui. Il portait un grand sac sur son épaule, et lui demanda:
-"Où te rends-tu ainsi, avec ta vache ?"
Le vieillard s'arrêta et lui raconta toute son histoire.
-"Oh ! dit l'étranger. Il vaut mieux que tu prennes mon sac en échange de ta vache, car qui sait ce qui peut lui advenir par une pareille tempête ! Et certainement, je suis certain que tu ne le regretteras pas."
Le vieux aurait bien voulu savoir d'abord ce qu'il y avait dans le sac mais l'étranger ne voulait rien dire. Le vieux était tiraillé entre l'envie de garder sa vache et celle de voir le contenu du sac. N'en pouvant plus, il prit le sac, donna sa vache, et chacun s'en alla de son côté.
Le sac était vraiment très lourd. Le vieux imaginait ce qu'il pouvait contenir : de la nourriture, des vêtements, des objets en argent, des pièces d'or, des bijoux… Finalement, il opta pour la nourriture.
Arrivé chez lui, couvert de neige, il cria à sa femme :
-"Mets vite une marmite d'eau sur le feu, car au lieu de la vache, je rapporte quelque chose à faire cuire…" Lorsque l'eau se mit à bouillir, le vieux ouvrit le sac et y trouva quelque chose qui remuait, quelque chose de vivant. Un homme, tout gris de la tête aux pieds, en sortit.
-"Eh! l'ami s'écria celui-ci, si tu songes à faire cuire quelque chose, je te conseille de prendre autre chose que moi!"
Le vieil homme était tellement surpris et effrayé qu'il ne savait que dire. Sa femme se mit en colère pour la seconde fois :
-"D'abord, tu donnes notre unique vache, qui nous donnait du lait, du beurre et du fromage, et voilà que tu introduis à présent un étranger dans la maison, pour que nous le nourrissions."
Sans dire un mot, l'homme gris sortit et revint peu de temps après, avec un gras agneau dans ses bras. Il le tua et le mit à rôtir. Les deux vieux prirent peur. L'agneau n'avait-il pas été volé ? Comme il ne leur restait plus rien, ils le mangèrent.
Le manège dura un certain temps ainsi. Dès qu'un agneau était mangé, l'homme gris en apportait un autre, le préparait et les deux vieux vivaient l'estomac plein. Chaque matin, ils remerciaient Dieu de leur avoir envoyé l'homme gris qui était devenu leur fournisseur de nourriture.
Vous vous demandez, j'en suis certaine, d'où venaient les agneaux ? La réponse est simple : l'homme gris les volaient dans les troupeaux du roi. Il pensait que celui-ci était bien assez riche et qu'il pouvait faire un geste en faveur de ses sujets les plus pauvres.
Agneau après agneau, le troupeau diminuait et le berger préposé à leur garde lorsqu'il s'en aperçut, se rendit chez le roi et lui raconta que des agneaux disparaissaient de son troupeau. Le roi fut très étonné et très irrité.
-"Ce ne peut être qu'un étranger, dit-il. Depuis que je règne, jamais personne encore n'a volé dans mon royaume." Il fit aussitôt rechercher dans toutes les maisons si un étranger était venu. C'est de cette façon, qu'il fut informé que depuis un soir d'hiver, un homme gris avait emménagé chez les deux vieux qui habitaient juste derrière le château royal. Le roi le convoqua. Et l'homme gris vint.
Dans leur cabane, les deux vieux gémissaient et pleuraient: "Maintenant, il va certainement être tué. C'est notre faute. Nous aurions dû être attentifs et savoir d'où venaient les agneaux…"
-"M'as-tu volé des agneaux?" demanda le roi.
-"Certes, dit l'homme gris, c'est moi qui l'ai fait."
-"Pourquoi? demanda le roi. Ne sais-tu pas que c'est un délit?"
-"Je l'ai fait pour les deux vieux qui habitent juste derrière le château royal. Sire roi, tu possèdes plus de bêtes que tu ne peux manger. N'est-ce pas justice que de prendre aux riches pour donner aux pauvres ? Sans cela, les deux vieux seraient morts de faim autrement."
Le roi se mit à réfléchir :
- "N'as-tu rien appris d'autre que voler ?
- N'es-tu pas capable de travailler ?"
L'homme gris expliqua au roi qu'il ne volait pas comme un voleur. Il ne faisait qu'enlever un peu à celui qui en avait trop. Il aimait ce qu'il faisait et il voulait devenir un maître-voleur dans le genre.
-"Maître-voleur ce n'est pas un métier et tu seras mis à mort pour l'exemple. Où en arriverons-nous si l'un enlève ce qui appartient à l'autre au motif que l'un est plus pauvre que l'autre ?
" Soudain le roi s'arrêta. Une idée lumineuse venait de lui traverser l'esprit. "Je pourrais te faire grâce si tu sais réellement voler avec art, et que tu le fasses, naturellement, avec mon autorisation."
L'homme gris dit qu'il voulait bien essayer et demanda ce qu'il lui faudrait voler.
-"Demain, dit le roi, je ferai garder mon plus beau bœuf par tous mes serviteurs. Tente de le voler pendant qu'il sera dans la forêt."
L'homme gris accepta la proposition et rentra chez les deux vieux qui étaient bien heureux de le voir de retour. Sans une explication, il demanda une corde et s'endormit jusqu'au lendemain matin.
Dès potron-minet, il se rendit dans la forêt et se suspendit par la corde à un arbre, juste à l'endroit où il savait que devaient passer les serviteurs du roi avec le bœuf. Lorsque ceux-ci virent l'homme gris suspendu tout en haut de l'arbre, ils se dirent qu'il avait dû voler d'autres gens encore, que ceux-ci l'avaient tué. Ils étaient très heureux car ils pensèrent qu'ils n'avaient plus besoin de veiller avec tant d'attention sur le bœuf…
Mais, à peine les serviteurs se furent-ils éloignés, que l'homme gris courut à un autre endroit où il savait que devaient passer les serviteurs du roi avec le bœuf. Il alla se suspendre aux branches d'un autre arbre. Cette fois, les serviteurs furent stupéfaits. "Y avait-t-il donc deux hommes gris dans le royaume, où bien était-ce de la magie ? Ils décidèrent d'éclaircir le mystère. Ils attachèrent le bœuf à un arbre et s'en retournèrent vers le premier arbre voir le premier homme gris.
Pendant ce temps, l'homme gris délia le bœuf et le mena dans la cabane des deux pauvres vieux. Il tua le bœuf, lui enleva la peau, et, de son suif, fit des bougies.
Quant aux serviteurs, lorsqu'ils ne retrouvèrent plus le premier homme gris, ils retournèrent vite vers le bœuf et s'aperçurent alors que celui-ci avait disparu tout comme le second homme gris. Ils rentrèrent au château et annoncèrent au roi la perte du bœuf.
Le roi fit aussitôt appeler l'homme gris. Dans leur cabane, les deux vieux pleuraient en disant:
-"Cette fois, on le tuera sûrement, gémirent les deux pauvres gens. Nous n'aurions pas dû manger le bœuf !"
Au palais, le roi était assis sur son trône et il s'adressa en ces termes à l'homme gris:
-"Ainsi donc, tu as volé mon bœuf."
-"Oui, Sire, pour sauver ma vie."
-"Bien, bien, je te fais grâce. Mais, je vois que la tâche était beaucoup trop facile. Je voudrais que tu me donnes un second échantillon de ton art. Cette nuit, j'aimerais que tu enlèves nos draps de lit, à la reine et à moi! "
-"Oh, s'écria l'homme gris, c'est bien difficile ce que vous me demandez!"
Le roi leva les yeux au ciel et dit : "Cela te regarde! "
L'homme gris rentra chez les deux vieux qui étaient bien heureux de le voir de retour. Sans une explication, il demanda de la farine et fit cuire un pot d'épaisse bouillie. Puis, il ferma solidement le pot et s'en alla vers le château. Sans se faire voir, il s'y glissa et y resta caché.
Le soir, les portes du château furent verrouillées avec soin. La garde fut renforcée mais il y avait bien longtemps que le rusé homme gris se trouvait à l'intérieur.
Vers dix heures, le roi et la reine allèrent se coucher. Lorsqu'ils furent endormis, l'homme gris s'approcha de leur lit et versa l'épaisse bouillie sur le drap, juste entre le roi et la reine. Puis, il se cacha de nouveau. Quand la reine sentit l'humidité du drap, elle s'éveilla et s'écria:
-"Mais, mon cher ami, tu as mouillé le lit ! Qu'est-ce donc ?"
-"Je n'y songe guère, s'indigna le roi, c'est toi qui l'a mouillé ! "
Une violente querelle s'éleva entre les souverain. Longtemps, ils se rejetèrent la faute. Mais, comme ils étaient fatigués, ils prirent les draps et les jetèrent dans un coin. A aucun moment, ils ne songèrent à l'homme gris.
A peine furent-ils endormis de nouveau, que l'homme gris s'approcha et emporta les draps. Rusé comme il était, il réussit à sortir du château et rentra chez les deux vieux qui furent bien étonnés de voir les draps royaux chez eux.
Le matin lorsque le roi s'éveilla et il vit que ses draps de lit avaient disparu. Il fit aussitôt appeler l'homme gris. Dans leur cabane, les deux vieux pleuraient en disant: "C'est notre faute. Maintenant, il va certainement être tué. Un roi ne peut pardonner cela !"
Mais au château, le roi accueillit l'homme gris en souriant.
-"Tu es réellement presque un maître-voleur, dit-il. Mais je n'ai toujours pas encore éprouvé suffisamment ton art. Si tu veux vraiment devenir un maître voleur, il te faut, cette nuit, nous enlever nous-mêmes, la reine et moi, de notre lit."
Evidemment, le roi savait cette tâche impossible et il ricanait en pensant que cette fois, l'homme gris serait défait.
L'homme gris rentra chez les deux vieux qui étaient bien heureux de le voir de retour. Sans une explication, il mit sur sa tête le grand chapeau usé du vieux et en remplit les trous avec les bougies tirées du suif du bœuf abattu. Ensuite, il prit un sac plein d'écrevisses et beaucoup de petites bougies.
Lorsque minuit sonna, il fixa une petite bougie sur le dos de chacune des écrevisses et les laissa courir dans le cimetière attenant à l'église. De son côté, il se mit à sonner les cloches et alluma tous les cierges de l'église. Le roi et la reine furent réveillés par le son des cloches et s'approchèrent de la fenêtre. Ils virent que de dizaines de petites lumières dansaient sur les tombes et que l'église était toute illuminée, cependant que les cloches n'arrêtaient pas de sonner.
Sous le portail de l'église, ils virent une étrange silhouette et ils pensèrent qu'un ange était descendu du ciel leur apporter quelque message. Ils se précipitèrent tels qu'ils étaient, en chemise de nuit.
Arrivés devant l'église, ils tombèrent à genoux et demandèrent ce que tout cela signifiait.
-"Le dernier jour est venu, dit la figure immobile. Voyez les âmes des morts, qui se rendent au ciel pour implorer le pardon de leurs péchés."
-"Que nous faut-il faire pour l'obtenir nous aussi ?" demanda le roi.
-"Il vous faut entrer dans ce sac, dit l'homme gris, afin que je vous conduise jusqu'aux portes du ciel car je suis un ange." Et il ouvrit tout grand le sac dans lequel il avait apporté les écrevisses et les bougies.
Le roi entra donc dans le sac et la reine le suivi. Aussitôt, l'homme gris referma le sac et s'écria:
-"Je ne suis nullement un ange, mais l'homme gris, et j'ai accompli ce que vous m'avez ordonné. Maintenant, que vous êtes en mon pouvoir, je pourrais vous rendre ridicules devant tout votre peuple, mais j'ai un marché à vous proposer : je voudrais que vous preniez les deux pauvres vieux auprès de vous et que vous partagiez avec eux tout ce dont vous avez de trop et eux pas assez. Pour moi, je vous demande votre fille unique pour femme, ainsi que la moitié de votre royaume et je vous promets de ne plus jamais voler."
Le roi était tellement effrayé qu'il accepta le marché ainsi l'homme gris les reconduisit dans leur lit. Lorsque le roi se retrouva sous sa chaude couverture et qu'il fut un peu remis de ses émotions de la nuit, il dit:
-"Qui es-tu donc, en réalité ? Et d'où viens-tu ?"
L'homme gris lui révéla qu'il était le fils du roi voisin. Son père l'avait envoyé dans le monde pour y apprendre quelque chose de bien. En chemin, il avait entendu parler des deux pauvres gens et il avait vu le vieux qui conduisait sa vache. Il avait simplement voulu accomplir le désir du vieux, et justifier ainsi les paroles du pasteur.
Dès le lendemain, le roi prit les deux vieux auprès de lui, et veilla à ce que personne dans son royaume n'eût jamais plus faim. Il célébra les noces de l'homme gris avec sa fille. Et aucun homme, dès lors, ne vola plus, car tous avaient suffisamment. Comme quoi, la générosité est toujours récompensée.
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